Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 9 octobre 2009

Arrêté en Suisse, l’espion russe raconte

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C’est une rencontre comme on les imagine en lisant un bon roman de John Le Carré. Autour d’un thé, dans les fauteuils cossus d’un hall de grand hôtel moscovite, un homme au visage grave, aux cheveux blancs et à l’œil vif derrière ses lunettes, raconte. De sa serviette parcheminée, il sort des coupures de presse, le fac-similé d’un acte d’accusation, des photos qui suintent la guerre froide, qu’il range aussitôt jalousement. A 75 ans, Vitaly Vassilievitch Chlykov, ancien espion soviétique, a décidé de livrer ses secrets. Une histoire extraordinaire, au cœur des tumultes du XXe siècle.

Arrêté à une halte de bus à Zurich

Vingt-cinq janvier 1983. Au Kremlin, Youri Andropov, ex-patron du KGB qui vient de succéder à Leonid Brejnev, resserre les boulons de la politique soviétique. La guerre froide s’est encore refroidie. A Zurich, l’agent Nikolaïev (le nom de code de Chlykov) est descendu à l’Hôtel Limmathaus, sous le patronyme de Ronald Miskell, comptable américain né dans l’Illinois. Il a fixé rendez-vous à son contact dans un lieu qu’il affectionne : l’arrêt des transports publics devant le Kunsthaus. « Les trams viennent de toutes les directions, c’est un endroit pratique pour battre en retraite. » Il n’en aura pas la possibilité. A la place de « Lyn », alias Ruth Gerhardt née Jöhr – à qui il doit remettre des microfilms vierges et 125 000 francs en cash contre des documents top secret du programme nucléaire militaire sud-africain –, une escouade de policiers en civil coincent l’espion. Fin de carrière.

L’université, un vivier à espions

Celle-ci a débuté un quart de siècle plus tôt. Le jeune Chlykov, né dans un conglomérat militaro-universitaire proche de Koursk, au centre de la Russie, poursuit des études d’économiste au très réputé MGIMO (Institut des relations internationales), à Moscou. La faculté est une des principales bases de recrutement du KGB. L’espionnage intéresse l’ambitieux étudiant : il flatte son patriotisme, son goût des voyages, de l’indépendance, et son… dégoût du mariage. « J’étais promis à une fiancée, et rien que l’idée de passer la corde au cou servait de motivation additionnelle pour répondre aux avances des services secrets ! »

Chlykov s’engage finalement au GRU, l’espionnage militaire. Le KGB ne voulait pas d’économiste, alors que l’organisation cousine, encore plus secrète, en cherchait. Sourire en coin, il détaille le « cursus habituel » de l’espion en devenir, les deux ans d’enseignement supérieur, l’appartement secret, les séjours en Autriche sur son lieu de naissance supposée, son acclimatation à une vie canadienne avant de gagner les Etats-Unis.

En 1962, l’organisation militaire secrète est secouée par un scandale sans précédent. L’une de ses figures éminentes, le colonel Oleg Penkovsky, est arrêtée à Moscou pour haute trahison. Quels sont les secrets du GRU livrés aux Occidentaux ? Personne ne le sait vraiment. Les purges préventives qui s’ensuivent modifient fondamentalement la tactique du GRU et activent l’agent Chlykov, issu de la nouvelle génération, qui jouit d’une promotion. « Mon travail était simple : je devais rencontrer d’autres agents, leur fournir des documents, en ramener, explique-t-il aujourd’hui. J’évitais tout contact avec l’officialité soviétique. J’étais comme une aiguille dans une botte de foin… »

L’agent double sud-africain qui a balancé Chlykov

Au début des années 1970, Chlykov entre en contact avec Dieter Felix Gerhardt. Commodore (un titre équivalent à général de brigade) de la marine sud-africaine, Gerhardt dirigera ensuite le centre de recherche de la base militaire de Simonstown, considérée par l’OTAN comme le poste avancé de la défense occidentale dans l’hémisphère Sud. Gerhardt sait absolument tout de la stratégie militaire de l’Afrique du Sud, de son programme nucléaire, de ses liens avec les Etats-Unis et avec l’OTAN. Mais il joue un double jeu : depuis 1962, lorsqu’il a sollicité une rencontre à l’ambassade russe de Londres, il est l’un des agents les plus précieux que l’Union soviétique ait jamais recrutés. A son procès, tenu dans le plus grand secret en décembre 1983, il expliquera les motivations de sa trahison : son père, d’origine boer (les colons néerlandais de souche), était un sympathisant nazi. La répulsion qu’il éprouve à son égard le pousse à combattre l’apartheid en servant l’URSS. Arrêté le 20 janvier 1983 aux Etats-Unis par le FBI avec son épouse et complice Ruth, c’est lui qui a balancé Chlykov, alias Nikolaïev. Les deux hommes se revoient depuis. « Sans rancune », dit l’espion russe. Son collègue sud-africain, entre-temps, est devenu un héros national de l’ère post-apartheid.

« Ma relation « professionnelle » avec le couple Gerhardt a duré quinze ans, explique Vitaly Chlykov. Nous avons eu des dizaines de contacts, dans le monde entier, entre autres à Madagascar, à Copenhague, à Paris, à Madrid, à Genève, à Berne ou à Zurich. La Suisse était un endroit pratique puisque Ruth Gerhardt était Bâloise d’origine et qu’elle y avait encore sa famille. Les Gerhardt venaient donc officiellement en Suisse pour rendre visite à leurs proches et, sous de fausses identités, partaient ensuite pour Moscou où je les ai souvent accueillis. » Microfilms de plans, de stratégies et autres documents secret-défense, boîtes aux lettres de couverture, actualisation des contacts et des noms de code, les rencontres entre l’espion russe et le couple sud-africain obéissent à une routine immuable. Chlykov joue aussi au convoyeur de fonds. D’après la justice zurichoise, les Gerhardt ont reçu quelque 800 000 francs du GRU pour dédommager leurs activités d’espionnage. « L’argent n’était pas un motif pour Gerhardt », affirme Vitaly Chlykov.

L’espion russe n’a jamais su qui avait trahi Ger-hardt aux Etats-Unis. Il est persuadé que ses propres va-et-vient étaient connus, même filmés par la CIA. Mais la suite, personne ne la connaît vraiment. Car Chlykov, alias Nikolaïev, va se refaire une vie grâce à la justice suisse.

Condamné à trois ans de prison pour espionnage

Après son arrestation, en janvier 1983, Chlykov-Nikolaïev passe quatre mois en préventive dans la prison de Bülach, tout près de l’aéroport de Kloten. « J’y ai subi de mauvais traitements. Les conditions de détention étaient très dures, se souvient-il, l’air renfrogné. Je n’avais droit à aucune visite, j’étais à l’isolement complet. Les enquêteurs me disaient « nous savons qui vous êtes », me menaçaient de m’expédier en Afrique du Sud « où on vous traitera d’une autre manière ». La situation s’est améliorée lorsque l’Union soviétique m’a reconnu comme l’un de ses agents. J’ai eu droit à un avocat. »

Le procès se tient un an plus tard. L’espion prend un malin plaisir à brouiller les pistes, à donner de fausses identités. « Mes papiers contenaient toujours quelque chose de véridique, s’amuse-t-il aujourd’hui. Comme adresse, j’avais donné l’appartement d’un copain qui vivait quelques rues plus loin que moi ! » Nikolaïev prend 3 ans de prison ferme, le maximum prévu par la loi suisse pour « espionnage sur territoire suisse pour le compte d’un pays tiers au détriment d’un autre pays tiers. » Il est embastillé au pénitencier de Regensdorf. L’affaire fait les gros titres de la presse. On ne juge pas un gros bonnet de l’espionnage soviétique tous les jours.

Deux ans plus tard, il est libéré pour bonne conduite. Les Soviétiques exfiltrent leur agent via Prague. Il revoit sa mère. On le décore de la médaille de l’étoile rouge. Vitaly Chlykov est désormais un héros de l’Union soviétique. Il ne le crie pas sur les toits : ça pourrait attirer l’attention. « Ma chance, c’était d’être indétectable. Les Suisses n’avaient transmis ni photos ni empreintes digitales aux Américains. »

De barbouze à vice-ministre

Chlykov choisit de rester au service du GRU, dont il rejoint le Service d’analyse économique militaire. Il s’inquiète : « J’ai tenté à ma manière de prévenir l’effondrement de l’URSS. La planification militaire était mauvaise. Le leadership était catastrophique. Surtout, les Soviétiques ont basé toute leur stratégie sur une appréciation totalement fausse, de cinquante à cent fois trop élevée, de la capacité de mobilisation américaine. L’URSS s’est étouffée à produire des stocks invraisemblables de matières premières pour satisfaire sa mobilisation militaire. J’ai écrit des articles là-dessus à la fin des années quatre-vingt, mais personne ne m’a écouté. »

Après la chute du régime communiste, Chlykov est nommé vice-ministre de la Défense par Boris Eltsine. Un magazine russe le classe parmi les huitante personnalités les plus influentes du pays. L’ancienne taupe des services secrets soviétiques navigue de conférence en sommet officiel et dialogue avec ceux qu’elle a passé un quart de siècle à trahir. Personne ne se doute de rien. Tapis rouge pour l’ex-espion ! Y compris dans notre pays : « En 1992, j’ai été invité en Suisse par le colonel divisionnaire Paul Rast, qui était alors attaché militaire à Moscou. Il m’a reçu avec tous les honneurs diplomatiques. Quand nous sommes passés devant la prison de Regensdorf, j’ai hésité à tout lui raconter. Le cas était délicat : sous mon identité de Nikolaïev, j’étais en fait encore frappé d’une interdiction de séjour. Mais visiblement les Suisses n’en étaient pas conscients… » Pourquoi tout révéler maintenant ? « C’est le moment. Je veux faire place nette dans ma conscience. Vous êtes Suisses, je vous rencontre, je vous parle. Tout simplement. »

Et tellement d’autres secrets...

Vitaly Chlykov garde encore d’autres secrets. Il revient sur ces stocks d’aluminium et de matières premières accumulés à la fin de l’ère soviétique. « Ni Eltsine ni Gaïdar (ndlr : son premier ministre) n’avaient la moindre idée de tout cela. Ces stocks se sont simplement évaporés. » L’URSS n’était pas pauvre, elle était comme une grand-mère qui garde sa fortune sous son matelas, détaille Chlykov. Et une escouade d’individus se sont servis. « J’ai compris que j’étais dans un Etat criminel. J’ai démissionné, je voulais recouvrer ma liberté personnelle. Les stocks ont été écoulés en secret, souvent via la Suisse. Vous pouvez vérifier : au début des années 1990, le London Metal Exchange a failli s’effondrer sous l’afflux soudain de métaux. Le prix mondial de l’aluminium a chuté de 40% ! Demandez-vous pourquoi les pontes de la Défense russe (ex-soviétique, donc) n’ont jamais objecté aux réformes politiques… La corruption à grande échelle a commencé là. » Vitaly Chlykov s’interrompt. Il regarde sa tasse, puis le hall de l’hôtel. « C’est encore trop dangereux de parler de tout cela en détail. »

Il se lève. Nous conversons depuis plus d’une heure. « Je retourne à mes cours universitaires. » Il enseigne encore, dans une université moscovite, la stratégie et l’économie militaire. Il participe à des congrès sur la sécurité mondiale – la semaine dernière, il était à Gstaad, où nous l’avons photographié. A l’heure qu’il est, il passe quelques vacances sur une île grecque. Sa fille est une femme d’affaires à succès. « Dans le fond, je suis un patriote de la vieille école. J’aimerais que mon pays soit aussi bon que possible. »
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Thierry Meyer
Éric Hoesli