Des documents classifiés attestent que le renseignement allemand et la CIA ont espionné une centaine d’Etats entre 1970 et 1993. Les deux agences ont utilisé les technologies truquées de la firme zougoise Crypto AG. Le Conseil fédéral a ouvert une enquête
Partout dans le monde, des structures font appel depuis plus de 50 ans à une société suisse afin de maintenir le secret des communications de leurs espions, soldats et diplomates. Crypto AG s'est démarqué une première fois en décrochant au cours de la Seconde Guerre mondiale un contrat pour fabriquer des appareils de codage pour l'armée américaine et s'est positionnée comme un acteur de premier plan dans l'équipement de cryptage.
Selon le Washington Post, cette entreprise a construit sa prospérité en vendant ses équipements à plus de 120 clients, dont l'Iran, les juntes militaires d'Amérique latine, l'Inde, le Pakistan et même le Vatican.
Aucun client ne savait pourtant que Crypto était depuis 1970 aux mains de la CIA, en partenariat avec les services secrets ouest-allemands. Les agences d'espionnage adaptaient la technologie fournie par l'entreprise et pouvaient ainsi aisément casser les codes employés par les nations pour envoyer leurs messages codés.
“Le coup d’État du siècle”
L'opération nommée dans un premier temps "Thesaurus", puis rebaptisée "Rubicon", est considérée comme l'une des plus audacieuses mises sur pied par la CIA, rapporte le Washington Post. "C'est le coup d'État du siècle", conclut le rapport de la CIA. "Les gouvernements du monde ont payé très cher les États-Unis et l'Allemagne de l'Ouest pour le privilège de voir leurs communications les plus secrètes lues par au moins deux (et peut-être jusqu'à cinq ou six) autres pays”.
L'Allemagne a pris ses distances en 1994, laissant l'entreprise aux seules mains de la CIA. Crypto a fait faillite en 2018 mais son matériel est toujours utilisé aujourd'hui dans de nombreux pays.
Comprendre les CryptoLeaks en sept points
- Plus de 100 gouvernements ont acheté ces dernières décennies des dispositifs de cryptage à l'ancienne société Crypto AG, basée à Zoug. Ils les utilisaient pour crypter des messages top secret, même en temps de guerre.
- Des États tels que l'Iran, la Libye, l'Égypte et l'Arabie saoudite, convaincus par l'excellente réputation de la neutralité suisse, ont fait confiance à ces dispositifs, persuadés qu’ils n’étaient pas manipulés.
- Aujourd’hui, on apprend que la CIA et le BND allemand bénéficiaient de portes dérobées dans les dispositifs de cryptage. Pendant des décennies, ils ont été capables d'écouter les communications secrètes de nombreux États. L’ancien coordinateur des renseignements allemands confirme l'opération.
- Les États-Unis ont reçu des informations d’une valeur inestimable dans le cadre des conflits avec l'Iran et la Libye.
- Selon des documents de l’émission "Rundschau" de la télévision alémanique, des membres des services de renseignement suisses ont également été impliqués.
- Le Conseil fédéral a chargé l'ancien juge fédéral Niklaus Oberholzer (PS) de clarifier les faits d'ici à la fin juin.
- Les deux sociétés qui ont succédé à Crypto AG affirment ne rien savoir de l'opération. Le ministre de l'Économie Guy Parmelin a suspendu l'autorisation générale d'exportation de Crypto International AG jusqu'à ce que la situation soit clarifiée.
Enquête
Le Conseil fédéral a commandé une enquête le 15 janvier. Le porte-parole du Département fédéral de la défense (DDPS), Renato Kalbermatten a confirmé mardi à Keystone-ATS cette information, sortie par l'émission alémanique de la SRF, Runschau. L'enquête a été confiée à l'ancien juge fédéral Niklaus Oberholzer. Celui-ci devra rendre son rapport au département d'ici fin juin.
Le service de renseignement de la Confédération (SRC) a fait part en août de rumeurs entourant Crypto à la ministre de la défense Viola Amherd. Une information plus ample lui a été présentée le 31 octobre. Le DDPS a ensuite informé le Conseil fédéral le 5 novembre de la situation. Les autorités de surveillances ont elles été informées le 12 novembre par le SRC.
Les événements ont débuté en 1945. Ils sont aujourd'hui difficiles à reconstituer, estime le DDPS. C'est pourquoi le gouvernement a décidé de se pencher sur le sujet.
Les recherches de la Rundschau ont poussé le Département fédéral de l'économie (DEFR) à suspendre l'autorisation d'exportation de Crypto, a confirmé la porte-parole du département Evelyn Kobelt.
Opération rubicon
Environ 280 pages de dossiers des services secrets exposent «l'opération rubicon» comme l'une des plus fructueuses de l'après-guerre. «Cette opération a certainement contribué à un monde plus sûr», explique l'ancien coordinateur des services secrets allemands Bernd Schmidbauer dans une vidéo de SRF.
L'autorité de surveillance du SRC salue l'enquête et espère qu'elle apportera des réponses quant à l'implication des services de renseignement helvétiques dans l'affaire. La délégation des commissions de gestion veut aussi attendre les conclusions de Niklaus Oberholzer avant d'agir. «Nous avons besoin de faits», a expliqué à Keystone-ATS son président Alfred Heer (UDC/ZH).
Crypto opérait depuis la Suisse. Sa neutralité représentait un argument de vente important après la Deuxième guerre mondiale et pendant le conflit au Moyen-Orient. L'entreprise a notamment fourni des appareils de décryptage à l'Arabie saoudite, l'Argentine et l'Iran. Parce qu'ils avaient des oreilles dans ces pays, les Etats-Unis en ont profité lors de négociations ou pour leur stratégie militaire. Les appareils ont joué un rôle essentiel lors des négociations concernant les otages américains en Iran en 1981 ou l'invasion du Panama en 1989.
Sa neutralité représentait un argument de vente important après la Deuxième guerre mondiale et pendant le conflit au Moyen-Orient. D'aucuns y voient un problème pour la réputation à la Suisse. Dans l'émission de la SRF, le conseiller national Balthasar Glättli (Verts/ZH) demande la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire.
Selon la Rundschau, les services secrets helvétiques étaient au courant de l'opération menée par la CIA et le BND. Interrogé par Keystone-ATS, le SRC, qui n'existe que depuis 2010, ne s'est pas exprimé sur les activités de son prédécesseur.
Son vice-directeur, Jürg Bühler, a été confronté à Crypto dans les années 1990, lorsqu'il était directeur de la police fédérale. Il n'y avait alors aucun indice que l'entreprise appartenait à des services secrets ou que des appareils avaient été truqués, assure-t-il.
Accusée dès 2000
L'entreprise zougoise avait été accusée en 2000 déjà d'avoir manipulé ses appareils de cryptage pour aider les Etats-Unis à espionner. Une étude, établie à la demande du Parlement européen, portait sur un réseau d'espionnage des télécommunications en Europe lancé en 1948 par les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Elle expliquait notamment que l'Agence pour la sécurité nationale des Etats-Unis (NSA) a sapé l'efficacité des systèmes de cryptage européens, et cela dès les années 40. La NSA se serait arrangée pour manipuler les systèmes de cryptage vendus par Crypto SA, avec l'aide du propriétaire et fondateur de la société zougoise, Boris Hagelin.
Interrogée à l'époque, la société zougoise avait vigoureusement rejeté toutes les accusations contenues dans le rapport.
L'entreprise a été scindée en 2018 en deux entités, l'une suisse et l'autre internationale. Le président du conseil d'administration de la partie helvétique affirme dans le reportage de la Rundschau qu'il n'y a aucun lien avec la CIA ou la BND. De même pour Crypto International, détenue par un Suédois.
ATS