La menace de l'après califat
C'est un des plus gros enjeux de l'Europe pour les années à venir. Si les jihadistes qui reviennent d'Irak ou Syrie après avoir combattu dans les rangs de Daesh inquiètent les autorités et sont immédiatement placés en détention, la question des mineurs reste complexe.
Première leçon : former des enfants pour commettre des crimes n'est pas nouveau dans les conflits armés, particulièrement menés par des factions extrémistes. Une pratique répandue au Sierra Leone dans les années 1990, par exemple, rappelle le documentaire. "Tous les régimes de conquête ont eu des projets natalistes", ajoute Fabrice d'Almeida, historien spécialiste de la propagande.
Mais la différence ici, c'est l'ampleur du phénomène. Selon les chiffres donnés dans Le Monde en face, les enfants de Daesh, on compte 500 mineurs français sur le territoire occupé par l'organisation terroriste, dont la moitié aurait moins de 5 ans, ainsi qu'une vingtaine d'enfants combattants. En an un, plus d'une vingtaine serait rentrée sur le territoire.
Former les futures générations de combattants
Ces combattants sont entraînés dès l'âge de 7 ans apprend-on dans le documentaire. Ils sont soumis à un réel entraînement militaire qui dure plusieurs mois dans des camps consacrés. D'après les services de renseignement, le territoire du Levant contrôlé par l'État islamique autoproclamé abriterait au moins quatre camps de ce genre répartis dans les villes de Raqqa, Deir Ezzor, Mossoul et Tal Affar, aujourd'hui partiellement reprises par les forces du régime et ses alliés.
Ils en font de la "chair à canon", poursuit le commentaire du film informatif en expliquant que, plus le groupe terroriste perd du terrain et des hommes, plus il va utiliser des enfants "pour regarnir ses rangs au combat".
D'autant que ces jeunes souvent âgés d'une dizaine d'années peuvent plus facilement tromper les autorités pour des attaques suicides. "Son corps a explosé, il s'est coupé en plusieurs morceaux", témoigne ainsi Ali, un jeune qui a fui à temps. "Les enfants coûtent moins cher et sont plus facilement manipulables (...) Ils veulent de futurs soldats", ajoute à son tour Nikita Malik de la fondation Quilliam, l'institut de recherche contre l'extrémisme.
"Je travaille pour les 2000 ans à venir. Si ce n'est pas moi, ça sera mon fils, ou le sien"
Oussama Ben Laden
Les vidéos de propagande affichant de jeunes garçons exécuter froidement un prisonnier, lever l'index au ciel et brandir le coran de l'autre main, prononcer des menaces contre les "mécréants" et témoigner d'une volonté de "venger le sang des musulmans", servent à semer l'effroi chez l'ennemi. Et ça fonctionne.
Leur cerveau est complètement lavé par les enseignants de l'école coranique où les mathématiques sont enseignées avec des bombes et des grenades. "Pour eux, ils sont dans le camp des gentils", analyse Chem Arriyf, ex-analyste à la direction du renseignement militaire. L'ex-conseiller de lutte contre le terrorisme de Barack Obama se rappelle d'ailleurs d'une interview d'Oussama Ben Laden où il disait : "Je travaille pour les 2000 ans à venir. Si ce n'est pas moi, ça sera mon fils, ou le sien, cela arrivera".
L'innocence perdue dans la cruauté quotidienne
"Les hommes de Daesh sont très forts pour attirer les jeunes", y raconte encore le père d'un jeune sauvé des griffes radicales de l'organisation. D'ailleurs, l'un d'eux se souvient "les avoir bien aimer au début parce qu'ils étaient gentils et généreux". "Ils nous proposaient de l'argent contre des informations sur les gens, renchérit son cousin. Une fois je leur ai indiqué les maisons des gens qu'ils cherchaient". Et le premier de poursuivre : "Au début, je ne les croyais pas mais ils ont commencé à me convaincre petit à petit".
Comment y parviennent-ils ? Pour l'historien Fabice d'Almeida, ce qui les attire c'est "l'idée cruciale de la virilité, de voir ce que c'est de devenir un homme". Le documentaire souligne en effet qu'ils ne sont plus traités comme des enfants et perdent leur innocence sur le chemin du jihad. Des témoignages recueillis dans différents médias rapportent également des scènes hallucinantes d'enfants qui jouent au foot avec des têtes décapitées.
"Aujourd'hui, si quelqu'un veut m'égorger, je n'ai pas peur", lance ainsi un enfant rescapé. Une mère belge partie puis revenue avec avec son enfant de quatre ans est encore sous le choc : "Les enfants ne sont plus des enfants, ils ont perdu leur innocence, dans leurs yeux, ils ont que de la haine".
Cette génération troublée garde des stigmates bien visibles. Lors des interviews, quand ils dessinent, ce sont des images de mort et de violence qui apparaissent au bout du crayon. Un petit garçon décrit ce qu'il a croqué sur sa feuille : quelqu'un qui égorge un homme de Daesh, mais aussi un combattant de l'État islamique qui décapite quelqu'un et le crucifie ensuite. Un hélicoptère avec le drapeau syrien flotte au-dessus de la scène de guerre. Le petit dessine les images qui le traversent la nuit. Et une réalité sans équivoque : "Je rêve de gens décapités".
Le dessin d'un enfant rescapé des rangs de Daesh
Gérer le retour d'enfants, entre innocence et culpabilité
L'épineuse question des retours de ces enfants plus que troublés est tout l'enjeu de ce documentaire, qui exclut celle du traitement légal des enfants nés sur place de parents français et de facto sans nationalité. Selon les services de renseignement plusieurs fois cités dans Le Monde en face, les enfants de Daesh, cette jeunesse représente un "vrai danger potentiel".
Même son de cloche chez le procureur de la République de Paris, François Molins, dans une note confidentielle datant de début 2017 et dévoilée dans le documentaire : "La nouvelle génération des 'lionceaux du califat' élevée dans la haine des valeurs occidentales fait figure d'une véritable bombe à retardement".
Un exemple frappant est donné dans le film. Celui de deux enfants qui, à leur retour, ne savaient plus parler leur langue maternelle, étaient devenus agressifs, et notamment à l'encontre des femmes qui ne portaient pas le voile et des hommes qui fumaient.
Comment sont accueillis alors ces jeunes embrigadés à leur arrivée en France ? Les journalistes du documentaire ont rencontré une procureure de la République au tribunal de Bobigny qui explique alors qu'il n'est pas question de leur demander les actes qu'ils ont commis ou non mais simplement de les "observer".
"On les laisse reprendre leurs marques". Car Fabienne Klein-Donati rappelle la violence de l'expérience : "On les arrache à leurs parents, ils se retrouvent sur le tarmac en voyant papa et maman menottés". Du coup, la politique engagée est de les "laisser exprimer ce qu'ils ont à exprimer". Ensuite, ce sera du cas par cas pour évaluer leur situation familiale.
Egger Ph.