Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 28 juin 2017

La situation du djihadisme est en train de changer en Suisse


Jean-Paul Rouiller est la cheville ouvrière du nouveau groupe d'analyse du terrorisme, rattaché au GCSP à Genève.
Image: Laurent Guiraud


Selon l'expert suisse Jean-Paul Rouiller, un vivier djihadiste est en train de se développer en Suisse. Le pays entrera dans une autre dynamique, "vécue par bien d'autres pays européens", lorsque ces "jeunes gens condamnés" sortiront de prison, prévient le Valaisan.

Un vivier djihadiste est en train de se développer en Suisse, affirme l'expert suisse Jean-Paul Rouiller. Il n'est plus "importé", mais est "endogène", ce qui est une nouveauté, ajoute le directeur du Geneva Centre for Security Policy (GCSP).

Ce vivier djihadiste "est composé de personnes qui ont grandi en Suisse. Les points de fixation vont de Genève à Lausanne, de Bienne à Zurich", explique M. Rouiller dans un entretien diffusé mercredi par la Tribune de Genève.

La Suisse entrera dans une autre dynamique, "vécue par bien d'autres pays européens", lorsque ces "jeunes gens condamnés" sortiront de prison, prévient l'expert valaisan.

Acteurs centraux en Suisse

Il souligne d'ailleurs que la Suisse n'est plus considérée par les services de sécurité étrangers "comme la queue de la comète" du terrorisme, "parce que les acteurs ne faisaient que passer par chez nous".

"Des acteurs centraux du djihadisme" sont en Suisse, relève M. Rouiller. Comme "ils ont des connexions avec l'étranger", la Suisse "est en train de prendre une stature différente".

Alors que la Confédération recense officiellement 88 personnes parties de Suisse rejoindre une zone de combat, le directeur du GCSP les estime à 100. Etant donné, poursuit-il, que chaque djihadiste peut compter sur l'appui logistique ou financier de 5 à 10 personnes, comme des amis ou de la famille, 1'000 personnes seraient impliquées de près ou de loin dans le djihadisme en Suisse.

Qui sont les djihadistes suisses?

Le Tages Anzeiger dresse ce mercredi le portrait des djihadistes qui sont partis combattre aux côté de l'Etat islamique ou d'Al-Qaïda en Irak et en Syrie au départ de la Suisse. La plupart des 72 combattants d’Allah recensées dans l’enquête menée durant deux ans par le quotidien zurichois se sont radicalisées dans de petits groupes fermés, au contact d’un leader charismatique. Internet n’a joué qu’un rôle de catalyseur.

Un tiers de ces djihadistes possèdent le passeport suisse. Huit d’entre eux n’ont aucun passé migratoire connu. Parmi les citoyens de nationalité étrangère, les plus représentés sont les Bosniaques (13). Ils sont suivis par les personnes originaires d’Afrique du Nord (11) et du Proche-Orient (8). Les hommes sont beaucoup plus nombreux (83%) que les femmes à tenter l’aventure du djihad. L’âge moyen au moment du départ est de 26 ans.

Pas de radicalisations par Internet

L'enquête du Tages-Anzeiger, qui a duré deux ans, montre que la radicalisation est accélérée par des personnalités centrales charismatiques comme des imams ou des sportifs de combat. Le recrutement s'effectue en cercles fermés gravitant à proximité des mosquées, Internet ne jouant quasiment aucun rôle dans ces cas.

Le quotidien zurichois souligne que sur les 72 noms qu'il a réunis, 64 sont partis dans des zones de combat pour rejoindre des organisations comme l'Etat islamique ou Al-Qaida. Treize y ont perdu la vie mais quinze sont revenus en Suisse. Onze d'entre eux ont également milité avec l'organisation «Lis!» qui promeut un prosélytisme agressif avec la distribution de corans dans les rues.

Principalement des Bosniens

L'immense majorité (89%) de ces djihadistes proviennent de familles immigrées, principalement balkaniques et arabes du nord de l'Afrique comme la Tunisie. Mais les radicalisés ne représentent que 0,2 pour mille des 350'000 musulmans vivant en Suisse. Sur les 72 personnes identifiées, seules 25 ont un passeport suisse.

Ce sont surtout les Bosniens qui ont été séduits par le djihad et beaucoup d'entre eux entretenaient déjà des liens avec des salafistes dans leur pays d'origine. C'est le cas d'un jeune Lucernois qui a trouvé la mort au Moyen-Orient. Son épouse, membre du Conseil central islamique suisse (CCIS) l'a rejoint sur place après s'être vu refuser le droit d'ouvrir une garderie islamique à Volketswil (ZH).

Niveau de formation très faible

Les djihadistes suisses montrent également un niveau de formation très faible, souvent marqué par une rupture de scolarité ou d'apprentissage, des problèmes psychologiques, le chômage ou la dépendance aux services sociaux. Une famille de Bienne disait sa fierté d'avoir vu son fils partir pour le djihad avec l'argent de l'assistance sociale.

La moyenne d'âge tourne autour des 26 ans, avec dans les deux extrêmes une adolescente de 15 ans et trois hommes de 48 ans qui sont partis dans les zones de combat. Toutefois, les organisations terroristes séduisent principalement des jeunes, hommes et femmes étant répartis à égalité.

Interview

Quatre arrestations importantes liées au terrorisme ont eu lieu à dix jours d’intervalles sur l’arc lémanique. Le grand nettoyage a-t-il commencé?

Il faut laisser du temps aux enquêteurs. Disons que l’une des deux séquences judiciaires qui vient de se dérouler en Suisse romande est censée avoir d’autres effets. Mais a priori, avec les éléments dont je dispose, je ne vois pas de lien entre les événements de Meyrin du 14 juin et ceux de Lausanne et d’Aubonne les 23 et 24 juin.

Qu’est-ce que cela révèle de la capacité de la Suisse à lutter contre le djihadisme?

Nos services de renseignements sont modestes, vu la taille de la Suisse, mais ont des capacités. Il faut rappeler qu’ils travaillent depuis trente ans dans la lutte contre le terrorisme. Ils ont une mémoire. Ils ont mûri. Le début du conflit en Syrie en 2013 a changé la donne. Aujourd’hui, on observe les premières manifestations évidentes de ces changements.

Ces actions révèlent-elles aussi une meilleure coordination avec d’autres Etats?

Il est faux de croire que la collaboration n’existe pas entre les services. Cela fait au moins une trentaine d’années que la communication, les canaux, les outils existent. Les spécialistes se connaissent. Les services se parlent, plus ou moins bien, mais ils se parlent. La coopération judiciaire entre les services de police en matière de terrorisme n’est pas nouvelle non plus. En revanche, un changement qualitatif s’est opéré récemment. La Suisse était encore considérée jusqu’à ces dernières années comme la queue de la comète, parce que les acteurs ne faisaient que passer par chez nous. Ce qui est en train de changer, c’est que des acteurs centraux du djihadisme sont chez nous et qu’ils ont des connexions avec l’étranger. La Suisse est en train de prendre une stature différente.

Justement, la Suisse constitue-t-elle une base arrière pour les djihadistes?

Ce n’est pas nouveau. Cela fait vingt ans qu’on nous dit que la Suisse n’est pas une cible prioritaire des terroristes, mais peut servir de base arrière. La nouveauté, c’est qu’on ne subit plus un djihadisme importé. Un milieu, un vivier djihadiste helvétique est en train de se créer. Il n’est plus exogène mais endogène. Il est composé de personnes qui ont grandi en Suisse. Les points de fixation vont de Genève à Lausanne, de Bienne à Zurich. Ces jeunes gens condamnés ne resteront pas vingt ans en prison. Certains verront la lumière au bout du tunnel, d’autres pas et prépareront la suite. La Suisse entrera alors dans une dynamique vécue par bien d’autres pays européens.

Faut-il même craindre la présence en Suisse d’une cellule terroriste endogène?

Qu’est-ce qu’on entend par cellule? Si l’on regarde le modèle du groupe Etat islamique (EI), on doit craindre la présence en Suisse d’individus, même pas de cellules. Regardez les dernières attaques survenues à Londres et à Paris, sur les Champs-Elysées. Ensuite, on postule le fait que chaque voyageur du djihad peut compter sur l’appui logistique ou financier de 5 à 10 personnes autour de lui, des amis, de la famille. A l’échelle suisse, cela commence à faire du monde. Officiellement, 88 personnes ont quitté la Suisse pour rejoindre une zone de combat, une centaine selon mon estimation, ce qui peut représenter 1000 personnes impliquées de prêt ou de loin.

«La question n’est pas de savoir si un attentat aura lieu en Suisse, mais quand», a dit en mai le conseiller fédéral Guy Parmelin. Pourquoi la Suisse ne serait-elle plus protégée de par sa neutralité?

En matière de terrorisme, la Suisse n’a jamais été protégée de par sa neutralité… La Suisse fait partie de l’Occident. Les pourparlers sur la Syrie qui ont lieu à Genève sont évoqués sur les canaux de communication du groupe EI. Ceci posé, le terrorisme aujourd’hui est à bas coût. Un djihadiste suisse ne va pas frapper à Boston, mais dans son milieu. Le groupe EI l’encourage depuis 2014.

La Suisse prépare une série de modifications légales pour renforcer la lutte. Suffisant?

Nous restons les parents pauvres de l’Europe. La nouvelle loi sur le renseignement donne aux services des capacités étendues. Le Conseil fédéral vient de proposer des mesures pour étoffer notre Code pénal. Mais il faut une loi sur le terrorisme, comme dans d’autres pays européens.


«Ces jeunes gens condamnés ne resteront pas vingt ans en prison. 
Certains verront la lumière au bout du tunnel, d’autres pas et prépareront la suite»

Jean-Paul Rouiller
spécialiste du djihadisme