Moins d’un mois après son arrivée à la tête du gouvernement japonais, la nationaliste Sanae Takaichi a déclenché une tempête annonciatrice d’un bras-de-fer peut être inédit entre le Japon et la Chine, en laissant entendre que son pays pourrait intervenir militairement en cas d’attaque chinoise contre Taïwan, suscitant les foudres de Pékin et des déclarations peu diplomatiques relevant de l’insulte.
Connue pour être une fervente critique de Pékin, Sanae Takaichi a déclaré le 7 novembre devant la Diète (le parlement japonais) que des attaques armées contre Taïwan pourraient justifier l’envoi de troupes japonaises pour défendre l’île, au titre de la « légitime défense collective » prévue par une loi japonaise adoptée en 2015. Interrogée par un député de l’opposition sur la réaction du Japon face à une situation d’urgence à Taïwan, la très conservatrice première ministre japonaise, arrivée au pouvoir le 21 octobre, a répondu : « S’il y a des navires de guerre et un recours à la force, quelle que soit la manière dont on envisage la situation, cela pourrait constituer une menace pour la survie du Japon. »
Or précisément ce texte de loi, adopté sous le gouvernement de Shinzô Abe, un ancien Premier ministre lui aussi nationaliste et mentor politique de Sanae Takaichi, autorise les « forces d’autodéfense » japonaises (armée) à soutenir un pays tiers si la survie du Japon est directement menacée. Cette loi tranche avec la Constitution pacifique adoptée par le Japon après la guerre, largement dictée par les Américains, dont l’article 9 stipule que le Japon renonce à la guerre en dehors de ses frontières. Le même Shinzô Abe, assassiné en juillet 2022, avait à l’époque été le premier chef de gouvernement japonais à déclarer qu’une invasion chinoise de Taïwan pourrait constituer un risque « existentiel » pour le Japon.
De fait, la franchise de la déclaration de Takaichi va plus loin que tout ce ne qu’avait jamais dit auparavant un Premier ministre japonais en exercice sur ce sujet depuis la fin de la Seconde guerre mondiale en 1945, en laissant entendre, sans le dire explicitement, que le Japon pourrait mener une action militaire en dehors de ses frontières sans avoir été attaqué lui-même.
En esquissant un scénario militaire concret avec l’utilisation possible de navires de guerre et un blocus naval, la Première ministre a donc franchi un seuil inédit. « Elle ne change pas la doctrine, mais la rend tangible, » analyse Valérie Niquet, responsable du pôle Asie à la Fondation pour la recherche stratégique. Pour l’experte, qui s’exprimait le 10 novembre sur Radio France International (RFI), Takaichi « réaffirme un fondement officiel de la politique de défense japonaise […] avec une précision qui a heurté Pékin. »
Un diplomate chinois menace de « couper la tête » de la première ministre
Il n’en fallait pas plus pour déclencher des réactions outrées et ouvertement hostiles de Pékin. Le consul général de la Chine à Osaka, Xue Jian, allait jusqu’à appeler samedi sur la plateforme X à « couper cette sale tête sans la moindre hésitation, » sans préciser qui il visait exactement. Dans ce message désormais supprimé où il ajoutait « Êtes-vous prêts pour cela ? », il n’avait pas mentionné nommément la première ministre japonaise, mais l’allusion était transparente.
Tandis que Pékin s’est abstenu de désavouer les propos de son diplomate, le porte-parole du gouvernement japonais Minoru Kihara les a jugés « extrêmement inappropriés. » Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là, tant s’en faut car si la Première ministre a ensuite expliqué qu’elle s’abstiendrait à l’avenir de faire explicitement référence à des scénarios précis sur ce sujet ultra-sensible, elle a catégoriquement refusé la demande de Pékin de les retirer, jugeant ses propos « conformes à la position traditionnelle du gouvernement. »
A partir de là, le ton est rapidement monté entre Pékin et Tokyo. Jeudi, le ministère chinois des Affaires étrangères a publié un message en japonais et en anglais d’une fermeté exceptionnelle sur son compte X, avertissant le Japon de « cesser de jouer avec le feu » et ajoutant que ce serait un « acte d’agression » si le Japon « osait s’immiscer dans la situation entre les deux rives du détroit, » mettant en garde Tokyo contre « de lourdes pertes » et de « payer un prix amer face au mur de fer de l’Armée populaire de libération chinoise. »
Vendredi, le gouvernement chinois annonçait avoir convoqué l’ambassadeur du Japon. « Le vice-ministre chinois des Affaires étrangères, Sun Weidong, a convoqué jeudi l’ambassadeur du Japon en Chine, Kenji Kanasugi, afin de protester fermement contre les propos et les agissements erronés de la Première ministre japonaise, » soulignait un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères. « La nature et l’impact de ces déclarations sont extrêmement graves, » a souligné Sun Weidong, exigeant que le Japon les retire « sinon, toutes les conséquences devraient être assumées par le Japon. »
« Aujourd’hui, 80 ans plus tard, quiconque osera entraver la grande cause de l’unification de la Chine, sous quelque forme que ce soit, se heurtera à une riposte cinglante de la part de la Chine ! », a précisé le vice-ministre à l’ambassadeur japonais, ce dernier répondant que la politique japonaise à l’égard de Taïwan n’avait pas changé, ajoutant que le Japon « exhortait vivement la Chine à prendre les mesures appropriées » concernant les propos de son diplomate à Osaka.
Les deux pays entretiennent de longue date des liens tumultueux qui ont souvent pris une tournure de franche animosité, avec en toile de fond les atrocités commises par l’armée impériale japonaise durant l’occupation de la Chine (1931-1945) pendant la guerre sino-japonaise qui fit des millions de morts en Chine. L’arrivée à la tête du gouvernement japonais de Sanae Takaichi, première femme à diriger un gouvernement au Japon, avait de plus été considérée comme une mauvaise nouvelle à Pékin du fait de ses convictions nationalistes et ses liens avec des personnalités politiques de premier plan à Taïwan.
C’est ainsi que rompant avec les usages diplomatiques entre Pékin et Tokyo, le président chinois s’était abstenu de tout message de félicitations après son élection. Prenant note de l’affront, Tokyo avait néanmoins insisté auprès de Pékin pour que Sanae Takaichi puisse rencontrer le président chinois Xi Jinping lors de la Conférence économique Asie-Pacifique en Corée du Sud, selon des sources japonaises.
Sanae Takaichi met en scène ses liens avec Taïwan, colère de Pékin
La rencontre du 31 octobre s’était déroulée dans une atmosphère cordiale. Mais le lendemain même, Takaichi avait rencontré le représentant de Taïwan au forum de l’APEC, Lin Hsin-I (林信義), un ancien vice-Premier ministre, qu’elle présente sur X (ex-Twitter) dans une photo en sa compagnie comme « un conseiller principal du bureau présidentiel de Taïwan, » deux actions qui suscitèrent immédiatement la colère de Pékin.
« La dirigeante japonaise a délibérément rencontré des représentants des autorités de la région chinoise de Taïwan en marge des réunions de l’APEC et en a fait grand cas sur les réseaux sociaux, » déclarait le ministère Chinois des Affaires étrangères pour qui « Ces actions […] ont envoyé un signal gravement erroné aux forces indépendantistes taïwanaises. »
Pour le quotidien japonais Nikkei Asia, la réaction de la Chine est « difficile à comprendre » puisque le prédécesseur de Sanae Takaichi, Shigeru Ishiba, avait rencontré le même Lin pendant environ 50 minutes en marge du précédent sommet de l’APEC à Lima, sans que Pékin ne proteste.
Mais tandis que les insultes se sont mises à pulluler sur les réseaux sociaux chinois où Sanae Takaichi était traitée de « sorcière démoniaque, » d’autres gestes à Tokyo avaient contribué à irriter Pékin. Le 6 novembre, le ministère chinois des Affaires étrangères exprimait son mécontentement face à la décision du gouvernement japonais de décerner le Grand Cordon de l’Ordre du Soleil levant, l’une de ses plus prestigieuses décorations japonaises, à Hsieh Chang-ting (謝長廷), ancien chef entre 2016 et 2024 du Bureau économique et culturel de Taipei au Japon, de facto l’ambassade de Taïwan au Japon en l’absence de relations diplomatiques officielles.
Un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Mao Ning, avait alors déclaré : « Que cherche le Japon en décernant des décorations à ceux qui propagent le discours de l’indépendance de Taïwan ? S’agit-il d’une manœuvre délibérée pour encourager les séparatistes indépendantistes taïwanais ? »
Vendredi, dans un premier signe d’escalade qui s’apparente clairement à des représailles, le gouvernement chinois a exhorté « solennellement » ses citoyens à éviter de se rendre au Japon, destination très prisée des touristes chinois. De son côté, dans un message publié vendredi sur Internet, l’ambassade de Chine au Japon a elle aussi mis en garde ses ressortissants contre tout voyage dans ce pays. La situation présente entre Tokyo et Pékin présente « des risques importants pour la sécurité personnelle et la vie des citoyens chinois au Japon, » peut-on lire dans le message publié sur WeChat. Le gouvernement japonais a fait part samedi de ses objections face à cette mesure et déposé une protestation officielle. Le porte-parole en chef, Minoru Kihara, a invité la Chine à prendre « les mesures appropriées. » Cette mesure est loin d’être anodine puisque près de 7,5 millions de voyageurs chinois ont visité le Japon entre janvier et septembre cette année, ce qui représente de loin le nombre le plus élevé parmi tous les pays et régions, selon les données officielles citées par la chaîne publique japonaise NHK.
L’inquiétude à l’égard de la Chine croît à l’intérieur du gouvernement japonais
De fait, les déclarations de la Première ministre japonaise reflètent l’opinion de nombreux membres des ministères japonais de la Défense et de la Sécurité économique, selon des personnes proches de son cabinet, citées par le Financial Times. Pour Margarita Estevez-Abe, politologue à la Maxwell School de l’université de Syracuse, la visite de Trump dans la région en octobre a vraisemblablement encouragé Pékin et Tokyo à durcir leur position sur cette question.
« Takaichi estime qu’elle peut s’exprimer plus fermement [tandis que] la Chine aurait été plus prudente si elle n’était pas parvenue à un accord avec les États-Unis sur les droits de douane […] L’échiquier a beaucoup changé au cours des dix derniers jours. Les deux parties se sont enhardies, » a-t-elle jugé, citée le 12 novembre par le quotidien des affaires britannique.
Pour Stephen Nagy, expert en relations internationales à l’Université chrétienne internationale de Tokyo, l’expérience de Takaichi en tant que ministre de la Sécurité économique, contrairement à ses prédécesseurs Shigeru Ishiba et Fumio Kishida, lui a permis de comprendre les vulnérabilités croissantes du Japon, ce qui serait au cœur de son approche envers la Chine. « Takaichi a beaucoup plus réfléchi à la sécurité économique que les Premiers ministres japonais Ishiba et Kishida. Elle réfléchit à la résilience et elle va en faire sa marque diplomatique, » estime-t-il, cité par le Financial Times.
Pour Hotaka Machida, ancien diplomate japonais aujourd’hui membre du groupe de réflexion Institute of Geoeconomics, l’accent mis par Sanae Takaichi sur l’économie nationale met clairement en évidence la forte dépendance du Japon à l’égard de l’industrie manufacturière chinoise et du marché chinois en tant que moteur de sa propre puissance économique, tout ceci sur fond du risque sécuritaire croissant que représente Pékin et la dépendance de Tokyo vis-à-vis des États-Unis qui constituent sa « seule option » en matière de garantie de défense.
« La situation actuelle entre le Japon et la Chine est grave, car la Chine est à la fois un concurrent et un challenger, » relève Hotaka Machida. « Le Japon est très préoccupé par la puissance croissante de la Chine sur le plan militaire. »
A cela s’ajoute le facteur déstabilisateur additionnel pour le Japon que représente l’imprévisibilité et les inconséquences de Donald Trump qui ont terni l’image des États-Unis en tant que soutien militaire et économique fiable, estime de son côté Robert Dujarric, directeur de l’Institut d’études asiatiques contemporaines de l’université Temple à Tokyo.
« Une crainte nouvelle » s’est installée au sein de l’administration japonaise quant au préjudice que Trump pourrait causer aux relations entre les États-Unis et le Japon. « Takaichi a peut-être les mêmes politiques que ses prédécesseurs et [la Chine] a le même dirigeant, mais les cartes que Takaichi et Xi ont en main aujourd’hui sont très différentes, » a-t-il déclaré dans les colonnes du Financial Times.
La question de Taïwan est d’autant plus sensible pour Pékin que le Japon avait pris le contrôle de l’île en 1895 au détriment de l’Empire chinois finissant de la dernière dynastie des Qing (1644-1911) rongée par la corruption, avant de la rétrocéder en 1945 au gouvernement chinois nationaliste de l’époque avant l’arrivée du Parti communiste chinois au pouvoir à Pékin en 1949.
Mais cette période de colonisation japonaise n’a pas laissé à Taïwan les mauvais souvenirs qui subsistent en Chine ou en Corée car elle n’avait pas donné lieu à des exactions comparables et avait, au contraire, jeté les bases d’une nouvelle modernité dans l’île dans les domaines de l’enseignement, de l’industrie et de l’agriculture. De ce fait, même si le Japon a été l’un des premiers à reconnaître la Chine communiste en 1972, les liens entre le Japon et Taïwan sont restés forts dans bien des domaines, y compris politiques et stratégiques.
Tokyo militarise ses îles méridionales face aux incursions chinoises
Il reste que cet épisode intervient alors que Tokyo intensifie la militarisation de ses îles méridionales, notamment les Senkaku (Diaoyu en chinois, 釣魚島), situées à moins de 200 km de Taïwan dont les deux pays revendiquent la souveraineté. Ces dernières années, les incursions chinoises dans la zone ont augmenté, renforçant la perception au Japon que le statu quo régional est de plus en plus fragile. « La situation autour de Taïwan est devenue si grave que nous devons envisager le pire, » avait d’ailleurs insisté Takaichi au Parlement, liant ainsi pour la première fois explicitement la sécurité japonaise à celle de ces îles dont certaines ne sont qu’à une centaine de kilomètres des rives de Taïwan.
Cet épisode devenu explosif s’inscrit néanmoins dans la continuité du réalisme stratégique hérité de Shinzo Abe, que la nouvelle Première ministre revendique ouvertement. Dès son arrivée au pouvoir, Takaichi avait fait sienne le renforcement des capacités militaires japonaises et promis de respecter l’engagement de son prédécesseur Fumio Kishida de porter le budget de la Défense nippon à 2 % du PIB, un seuil inédit depuis 1945 dont le Japon se rapproche désormais.
De plus, s’ajoute également la fermeté du ton employé dans ses déclarations à l’égard qui tranche singulièrement avec celui le plus souvent ampoulé des responsables politiques japonais lorsqu’ils abordent les sujets liés à la Chine, un domaine où le Japon est pendant des décennies resté d’une prudence extrême en raison de son passé militariste, un handicap dont la diplomatie chinoise s’est abondamment servie contre son voisin nippon.
Cette controverse autour des propos de Sanae Takaichi cristallise aussi les fractures béantes d’une Asie de l’Est en recomposition. Le Japon, longtemps contraint par sa Constitution pacifiste, entend aujourd’hui assumer un rôle plus affirmé dans la sécurité régionale. Pour Tokyo, qui affiche sa détermination, cette posture se veut dissuasive et préventive. Pour Pékin, elle s’oppose frontalement à son ambition de devenir la première puissance régionale incontestée, à la faveur de l’influence américaine qui s’effrite dans cette zone depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier dernier. Dans ce bras-de-fer, les mots ont pris une valeur stratégique.
En abordant la question de Taïwan sous l’angle de la sécurité nationale, Sanae Takaichi confirme un basculement doctrinal dans les rangs conservateurs nippons, celui d’un Japon qui ne se définit plus comme simple puissance économique pacifiste, mais comme acteur de la sécurité régionale en Asie de l’Est, une posture qui ne fait cependant pas l’unanimité au Japon. Plusieurs députés de l’opposition ont mis en garde contre « une dérive dangereuse vers la guerre. »
Il reste néanmoins que sur le fond tout comme sur la forme, cet incident met en lumière une tension croissante entre deux puissances aux trajectoires devenues peut-être irréconciliables : celle d’un côté d’un Japon redevenu nationaliste en quête de souveraineté stratégique en Asie de l’Est et de l’autre une Chine consciente de sa puissance montante et plus que jamais inflexible sur la question de Taïwan.
Sébastien Raineri
asialyst.com