« Les fronts existeront toujours, et de ce fait il faudra qu’ils puissent être rompus. (1) » Loin d’une lapalissade, ces mots prononcés par Georgii Isserson (1898-1976) en 1930, à l’ère de la réflexion sur le combat mécanisé et la recherche de la victoire par la guerre courte, éclairent parfaitement la réalité de la guerre en Ukraine et du retour de la guerre d’usure par fronts continus. Ils mettent en exergue ce que l’auteur ne cesse de rappeler dans ses écrits : le risque permanent d’échec de l’offensive initiale. Donnant une consistance opérationnelle à la théorie de Hans Delbrück sur les deux formes de guerre, anéantissement et usure, il offre un éclairage indispensable au retour au premier plan de la conflictualité de haute intensité.
Pourtant, si sa pensée est féconde et a été inscrite au plus haut niveau de la doctrine soviétique dans l’entre – deux – guerres (2), Isserson est souvent le parent pauvre de l’art opératif. Déjà mal maîtrisé et peu étudié en Europe, l’art opératif soviétique (3) est en effet souvent porté au travers de la figure de proue qu’est Alexandre Svetchine. Opposé alors à Toukhatchevski et à Triandafillov, on aurait le « bon » et le « mauvais » art opératif, distinguant entre ces derniers, théoriciens de l’offensive blindée à outrance, et Svetchine, plus conservateur et centré sur la dimension économique et industrielle des conflits.
Si une différenciation est bien entendu nécessaire, la pensée de ces stratèges n’étant pas interchangeable, elle doit être plus de degré que de nature. De fait, l’ensemble de ces protagonistes a participé dans les années 1920 et 1930 à la fondation de la doctrine soviétique et à la formation des commandants militaires par le biais de l’Académie Frounzé. Ce que l’on nomme art opératif est ainsi une nouvelle façon d’envisager l’art de la guerre, non pas du fait des seules évolutions technologiques de la Grande Guerre, mais bien de la nécessité de réinventer la guerre de mouvement pour sortir du blocage permanent de fin 1914 à fin 1918 (4). Cette révolution militaire théorique passe ainsi par la transformation du paradigme napoléonien de la guerre, toujours dominant à l’époque, pour insérer une voie médiane entre la stratégie définissant l’orientation de la campagne militaire et la tactique permettant la bataille décisive (5). L’art opératif, plus qu’un niveau intermédiaire de la guerre, est une révolution de sa pensée et de sa conduite, puisque le centre de gravité de la planification et de la production des effets n’est plus la bataille, mais l’opération qui lui donne un sens et l’exploite.
Ainsi, c’est dans ce cadre que la pensée d’Isserson prend toute son importance. De fait, en tant que voie médiane, l’art opératif est à la fois orienté « vers le haut » dans son lien avec la stratégie, qu’elle rend possible par la coordination des efforts sur l’ensemble d’un théâtre de guerre, et « vers le bas » dans la conduite et l’organisation des batailles entre elles pour leur offrir une résonance stratégique. Or, si le volet « haut » de l’art opératif est le plus connu et le plus mentionné – notamment au travers de Svetchine –, le volet « bas » est largement ignoré. Isserson, qui en fait le cœur de sa réflexion, invite ainsi à penser comment éviter l’atonie tactique telle que constatée durant la Première Guerre mondiale, pour donner ensuite des effets à exploiter sur le plan stratégique ; une dimension qui est redevenue un impératif au regard de la guerre en Ukraine.
La transformation de l’art de la guerre au service de la rupture du front
L’effort théorique d’Isserson repose sur une étude historique de l’art opératif. Rare auteur soviétique en ce sens, il ne considère pas que l’art opératif est une invention soviétique, mais plutôt que son dernier stade n’est théorisable et envisageable que par les Soviétiques. En effet, Isserson fait preuve d’une grande connaissance de la pensée militaire de son époque, démontrant la dynamique relationnelle de la pensée militaire d’alors plutôt qu’un particularisme culturel (6). Il cite notamment les travaux français sur l’art opératif comme ceux du général Loizeau, expliquant que la préoccupation pour la conduite d’opérations plutôt que de simples batailles n’est pas nouvelle. Toutefois, en bon Soviétique, Isserson considère que si l’URSS est la seule à pouvoir mettre en place le dernier stade de l’art opératif, c’est parce qu’elle peut puiser dans le matérialisme historique et sa déclinaison militaire que sont les œuvres d’Engels (qu’il cite régulièrement). Ainsi, alors que les nations capitalistes sont centrées sur la victoire rapide en faisant de la guerre un « moment » dans leurs échanges et sont donc plus enclines à rechercher la bataille décisive même lorsqu’elles pensent à conduire des opérations, la vision soviétique, intégrant la guerre dans un cadre plus large, prend en compte par essence les considérations économiques et politiques des conflits et permet de ce fait de donner plus naturellement un sens stratégique aux opérations.
Le détour historique alors réalisé permet à Isserson de poser clairement la problématique de la guerre contemporaine : comment gagner militairement en cas de retour d’une guerre d’usure par fronts continus ?
Il insiste de ce fait sur la nécessité de révolutionner la conduite de la guerre par l’art opératif puisque les autres visions théoriques ont échoué. Ainsi, après l’impossibilité de la bataille décisive par les lignes intérieures (modèle napoléonien) du fait du développement du chemin de fer permettant une mobilisation rapide sur l’ensemble de la frontière à défendre et de l’augmentation de la puissance de feu facilitant les feux défensifs même avec peu de profondeur (artillerie, mitrailleuse), le modèle dit du « front linéaire » a également échoué dans la Première Guerre mondiale. Ce modèle est décrit par Isserson comme le fait de rechercher la prise de flanc de l’ensemble du dispositif ennemi désormais étiré et donc vulnérable à une prise de revers. Or, même un plan entièrement tourné vers cet objectif (l’offensive allemande de 1914 et la controverse autour du plan Schlieffen) n’aura pas suffi, du fait d’une carence dans le commandement et d’une incapacité à exploiter le succès tactique initial (7).
Pis, le « front linéaire » aboutit alors à son antithèse en devenant non pas un moyen du mouvement tournant, mais la cause d’une paralysie tactique et de l’immobilisme. Les batailles sont alors vouées à l’échec puisqu’elles n’apportent au mieux que des succès tactiques, des percées rapidement colmatées ne permettant aucune espérance de gain stratégique et consommant inutilement des forces. La seule solution, et la raison même de l’art opératif contemporain selon Isserson, réside de ce fait dans la capacité à rompre le front, antidote à l’atonie du front continu. Pour ce faire, l’art de la guerre doit réaliser une révolution spatiale, en ne pensant plus la production des effets selon une logique linéaire et concentrique (modèle napoléonien de la concentration des effets dans une bataille décisive), mais selon une conception de l’action dans la profondeur (8).
Sans une telle vision, consistant à détruire l’ensemble des capacités ennemies de combat, à la fois de contact sur la première ligne et de renforcement sur les lignes en arrière, toute action tactique ne conduirait qu’à des brèches rapidement colmatées. Or, il ne s’agit pas de percer, mais bien de rompre et, pour ce faire, il faut briser la capacité de l’ennemi à reformer son dispositif. Cela est désormais possible du fait de l’arrivée à maturité des capacités mécanisées terrestres et aériennes qui décuplent la vitesse des unités et la portée des frappes, rendant donc vulnérables les arrières et nœuds logistiques ennemis.
Voilà l’essence des concepts de bataille dans la profondeur et d’opérations dans la profondeur. Rendre concret l’art opératif pour atteindre la victoire et rompre le front implique de penser la profondeur, et ce à tous les niveaux d’engagement et de planification. Pour ce faire, puisque la guerre implique toujours le combat, il faut pouvoir construire le liant entre bataille et opération en appliquant ce principe de profondeur (9). On discerne clairement le lien entre bataille et opérations dans la profondeur. Pour rompre le front, la clé réside dans l’exploitation de la percée, et ce de manière continue : il faut noyer l’adversaire sous les assauts pour éviter qu’il ne se reforme. Broyer de la sorte la capacité adverse implique donc, tant sur le plan tactique que sur le plan opératif, de disposer de cette capacité d’action continue. Il en ressort un impératif d’échelonnement et de coordination (10). Un échelonnement des forces qui doit être prévu en amont et intériorisé dès les premiers contacts, faisant de la bataille un affrontement pensé en profondeur, et une coordination des diverses batailles pour faire des percées tactiques des ruptures opérationnelles dans la profondeur. La victoire stratégique par la rupture du front implique de ce fait, sur les lignes d’effort désignées, une série continue d’opérations dans la profondeur, elles-mêmes déclinées sur le plan tactique en batailles dans la profondeur.
Isserson et la guerre d’Ukraine, un guide opérationnel
Le cœur de la théorie de l’art opératif d’Isserson ainsi compris, sa transposition à la guerre d’Ukraine offre un éclairage plus que pertinent. En premier lieu, les phases de cette guerre démontrent clairement la clairvoyance de l’auteur quant à la nature de la guerre et en l’espèce à la possibilité toujours présente – quels que soient les moyens à disposition et le rapport de force initial (11) – d’une guerre d’usure par fronts continus. Dans ce cas, l’invariable question reviendra : comment rompre le front (12) ?
En second lieu, la lecture de ses théories éclaire parfaitement l’impossibilité de débloquer la situation par l’action et le gain tactique. En transposant l’étude qu’il fait des offensives allemandes de 1918 aux offensives ukrainiennes de 2023 et russes de 2025 (y compris celles de cet été dans la zone de Pokrovsk), il apparaît clairement que, quelle que soit la profondeur de la percée, si celle-ci n’est pas exploitée dans la profondeur, alors elle conduira invariablement à un arrêt par renforcement ou recul contrôlé de l’ennemi, n’apportant aucun gain opérationnel et encore moins stratégique. La raison est simple : plus un conflit par fronts continus dure, plus les capacités défensives tactiques s’accroissent puisque le terrain est valorisé et que le cycle d’innovation technique n’est pas assez rapide pour ne pas trouver de contre – mesures (avions et armes chimiques durant la Grande Guerre, drones aujourd’hui). La seule solution est alors politique, où le centre de gravité se décale à mesure que la décision par les armes s’éloigne, dans l’érosion de la capacité de l’ennemi à durer : baisse de l’assistance militaire internationale, incapacité à mobiliser, érosion de la capacité économique et industrielle, etc.
Enfin, et c’est l’apport le plus important d’Isserson dans l’éclairage de cette guerre, qu’est-ce qui empêche la rupture du front ? Si la prise en compte théorique de l’art opératif par les deux belligérants ne fait pas de doute, Ukraine et Russie étant héritières de la formation soviétique, ni les conditions matérielles ni les priorités de planification ne semblent réunies. De fait, dans le cas d’un front linéaire, il faut pouvoir disposer de suffisamment de forces, non pas simplement pour percer le dispositif ennemi (ce qui demande déjà d’importants efforts), mais bien pour le rompre. Or cela nécessite un second échelon de forces, supérieur au premier, afin de disloquer les moyens ennemis jusque sur les arrières.
Par conséquent, le manque de masse imposant l’emploi des forces les plus aguerries et les mieux équipées pour la percée (lors de l’offensive contre les lignes fortifiées russes par les Ukrainiens en 2023 et dans les assauts russes dans le Donbass depuis 2024) empêche tout échelonnement, sans compter que l’interdiction aérienne généralisée confine l’action dans la profondeur aux éléments terrestres, ce qui complexifie d’autant les opérations. Une telle crise des réserves explique, des deux côtés, l’impossibilité de réaliser cet échelonnement et donc de dépasser l’action tactique pour conduire de véritables opérations dans la profondeur.
Quelles perspectives pour rompre le front ?
Fort de ce constat concernant la guerre d’Ukraine ainsi que des théories d’Isserson, il s’agit d’explorer les pistes pouvant conduire à la rupture du front et ainsi retrouver l’expression pleine de la manœuvre. Puisque l’accroissement significatif des moyens n’est pas envisageable à un horizon raisonnable, il apparaît que la solution doit être organique ou opérationnelle. Dans ce cadre, Isserson insiste sur deux éléments complémentaires.
En premier lieu, sur le plan organique, Isserson souligne l’importance du C2 comme démultiplicateur de forces. Ainsi, malgré l’augmentation continue des capacités d’artillerie et l’apparition des chars, ce qu’il manquait à la fin de la Première Guerre mondiale était la capacité à coordonner efficacement les opérations sur l’entièreté du front, pour que les attaques puissent être simultanées et orientées vers la même logique de pénétration en profondeur. En ce sens, la dispersion des efforts, l’organisation des Ukrainiens en brigades relativement autonomes, etc., semblent contre – productifs pour assurer une défense en profondeur crédible, voire pour espérer réaliser efficacement des contre – attaques. Il en est de même pour l’effort russe qui procède plus par bonds que par actions continues. Une réforme du C2 – par ailleurs souvent évoquée pour l’Ukraine – semble de ce fait être une priorité pour espérer disposer d’une plus grande manœuvrabilité tactique.
En second lieu, sur le plan opérationnel cette fois, une nouvelle lecture des combats semble nécessaire. Ainsi, si l’on reprend les quatre prérequis à l’efficacité d’une bataille dans la profondeur, on constate qu’aucun n’est réellement à portée des belligérants : forces suffisantes pour créer la percée ; coordination des feux dans la profondeur pour neutraliser simultanément les arrières afin d’éviter des renforts ; échelon d’exploitation immédiate de la percée ; isolement de la zone de l’attaque de ses arrières stratégiques pour éviter tout redéploiement efficace (13). Dans ce cas, il faut cesser d’espérer la rupture, et se concentrer sur la capacité à épuiser les forces adverses à moindres frais ; en somme, apprendre à manœuvrer sous blocage tactique, en attendant que les conditions pour mener des opérations dans la profondeur soient réunies ou, à défaut, que la défaite vienne du niveau politique.
Pour conclure, avec le retour de la guerre d’usure de haute intensité en Ukraine, la question de la rupture du front redevient centrale. Dans ce cadre, relire Isserson apparaît comme un passage obligé. Sa pensée, construite comme antithèse au blocage de la Première Guerre mondiale, offre un regard sur la dimension « basse » de l’art opératif, la planification des batailles devant conduire à une rupture tactique qui, savamment exploitée, entraînera une rupture opérationnelle et ainsi le succès stratégique. Cependant, conduire des batailles et des opérations dans la profondeur n’a rien d’aisé. Il ne s’agit pas seulement de mieux gérer ses ressources, mais bien de porter une vision totalement nouvelle sur l’art de la guerre en pensant la simultanéité et la redondance des actions pour emporter la décision par une action continue une fois la percée effectuée. Appliqués à la guerre en Ukraine, ces concepts permettent d’en éclairer la dynamique, depuis le danger de l’illusion de la guerre courte jusqu’à la vacuité de la percée tactique seule. Ils permettent également d’esquisser une possible rupture du front qui, si elle semble impossible à court terme, impose alors d’envisager une transformation des C2 et surtout d’accepter le blocage pour manœuvrer au mieux en attendant de pouvoir créer les échelons suffisants pour rompre le front. In fine, si l’évolution technique peut aider, en 2025 comme en 1925, cela ne pourra passer que par une révolution de la pensée militaire pour trouver une nouvelle capacité à manœuvrer dans des espaces contestés, et relire Isserson est en ce sens une aide précieuse.
Notes
(1) Georgii S. Isserson, The Evolution of Operational Art, Combat Studies Institute Press, 1936 (1930), p. 108.
(2) Isserson est notamment le directeur du département de l’étude des opérations de l’Académie militaire de Frounzé à partir de 1932
et l’éditeur et le coordinateur de la doctrine militaire soviétique de 1936 (PU-36) : Richard Harisson, Architect of the Soviet Victory in WWII: the Life and Theories of G.S. Isserson, Library of Congress, 2010 (1952).
(3) Exception notable de l’excellent ouvrage de Benoist Bihan vulgarisant le phénomène au travers de la pensée de Svetchine : Benoist Bihan et Jean Lopez, Conduire la guerre : entretiens sur l’art opératif, Perrin, Paris, 2023.
(4) Aleksander Svechin, Strategy, East view publication (traduction), 1992 (1927).
(5) Georgii S. Isserson, The Evolution of Operational Art, ouvr. cité, p. 14-38.
(6) Voir, pour une étude plus détaillée du phénomène : Thibault Fouillet, « Penser la guerre ou penser l’autre (1870-1914) : la dimension relationnelle de la pensée militaire franco-allemande et son influence sur les doctrines d’avant-guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 297, 2025, p. 89-105.
(7) Georgii S. Isserson, The Evolution of Operational Art, ouvr. cité, p. 22-32.
(8) Ibid. p. 48.
(9) Georgii S. Isserson, The Fundamentals of Deep Operations, Combat studies institutes press (traduction), 1933.
(10) Ce n’est pas un hasard si les armées soviétiques sont alors organisées en échelons, avec souvent au niveau tactique une première force de percée et un second échelon devant exploiter celle-ci, puis au niveau opératif la même organisation avec des groupes d’armées de contact et un second échelon devant poursuivre leur effort dans la profondeur.
(11) Isserson invite ici à la modération, particulièrement concernant l’illusion techniciste (il consacre un long développement aux nouveaux moyens de son époque que sont le char et l’avion), en indiquant que, quelles que soient les capacités techniques, une mauvaise coordination, une mauvaise lecture de la capacité de résistance ennemie ou simplement une incapacité à transformer son potentiel offensif en effets concrets conduiront inévitablement à une atonie. Une leçon trop souvent oubliée au regard des promesses de la révolution dans les affaires militaires, de la guerre hybride ou de la guerre sans contact…
(12) Isserson va plus loin dans sa théorie et postule que la question de la rupture du front se pose également dans le cadre d’une guerre courte et d’une offensive initiale décisive puisque celle-ci, pour réussir, doit compter sur la vitesse et la surprise afin d’obtenir un succès stratégique avant que l’ennemi n’ait pu stabiliser la situation. Il faut donc être capable, en cas de rencontre avec des forces organisées, de les détruire pour éviter tout endiguement de l’offensive, ce qui revient à pouvoir immédiatement percer un front. Une dimension éclairante pour la guerre en Ukraine où l’incapacité russe à prendre de vive force Kharkiv, Mykolaïv, Kiev et le Donbass a conduit à un ralentissement général des opérations et donc à la capacité de l’Ukraine à résister à l’offensive initiale.
(13) Georgii S. Isserson, The Fundamentals of Deep Operations, ouvr. cité, p. 61.
Thibault Fouillet
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