Si les concepts d’opérations multimilieux/multichamps d’origine américaine qui se sont diffusés depuis une petite dizaine d’années représentent le dernier avatar, poussé à l’extrême, de l’approche « manœuvrière » des opérations, une autre forme d’opérations M2MC qui émerge de la guerre russo-ukrainienne les enferme dans une approche directe. Rendre de nouveau pertinente cette approche manœuvrière exige selon nous de transformer en profondeur nos systèmes de forces.
Écrire sur les opérations « multidomain », « all domain » ou, selon le terme français, Multimilieux/multichamps (M2MC), dans la manœuvre n’a rien d’évident compte tenu de l’ambivalence des deux notions. Commençons par la notion de manœuvre. Sa définition dans les documents de doctrine de l’Alliance comme des nos armées reste la même depuis 1982 : « L’emploi des forces sur le champ de bataille combinant le mouvement, le feu effectif ou potentiel [et les “effets immatériels”, rajoute la doctrine de l’armée de Terre], en vue de se mettre en position favorable par rapport à l’ennemi pour accomplir la mission donnée. » En réalité, cette définition masque selon nous au moins deux acceptions différentes de la notion de manœuvre :
• la manœuvre en tant qu’approche opérationnelle particulière : la « maneuver warfare » ou « approche manœuvrière » qui vise à la dislocation du système adverse et s’oppose ainsi à « l’approche directe », la destruction de l’ennemi par le détail (« l’attrition warfare » chez les Anglo – Saxons). C’est explicitement la doctrine de la composante terrestre de l’OTAN : « L’approche manœuvrière est la philosophie opérationnelle de la composante terrestre, dans laquelle il est primordial de briser la cohésion globale et la volonté de combattre de l’ennemi plutôt que ses forces et son équipement. L’approche manœuvrière est une approche indirecte qui met l’accent sur le fait de cibler la composante morale de la puissance de combat de l’ennemi plutôt que sa composante physique. (1) » ;
• la manœuvre en tant qu’enchaînement des effets et des actions militaires quelles que soient l’approche ou la combinaison d’approches retenue, directe ou indirecte. Cette acception générique est par exemple celle de la doctrine de l’armée de Terre dans laquelle l’« idée de manœuvre » est synonyme de « mode d’action », qui va donner corps au concept d’opération. Dans cette acception, toute campagne, opération ou bataille, du niveau stratégique au niveau tactique, implique une manœuvre.
Nous retiendrons donc pour notre propos d’une part l’« approche manœuvrière », d’autre part le terme de « manœuvre générique », faute de mieux. Quant à l’approche M2MC des opérations, il s’agit, en résumant, de coordonner, de synchroniser, voire d’intégrer les effets recherchés et/ou les actions entreprises dans les différents milieux (terrestre, naval, aérien, spatial et cyber) et champs (électromagnétique et informationnel) pour démultiplier l’efficacité et l’efficience de la force (2). Le M2MC est, depuis toujours, consubstantiel des niveaux de conception de la stratégie opérationnelle et de la manœuvre d’ensemble sur un théâtre. Un premier enjeu des développements actuels est alors de mieux intégrer à ces niveaux les éléments les plus novateurs (notamment les milieux cyber et spatial). Un second, plus ambitieux encore, est de développer ces synergies au niveau tactique, de la bataille et même de l’engagement, et dans les cycles de conduite, y compris d’opportunité. Cela dit, il existe déjà de multiples « îlots » multimilieux à ces niveaux, parfois depuis des siècles. Pensons aux opérations amphibies puis aux opérations aéroportées et à l’appui aérien rapproché, ou encore à l’exploitation du champ électromagnétique, qui est forcément incluse dans les opérations menées dans chacun des milieux.
En d’autres termes, l’approche M2MC n’est ni plus ni moins qu’une « inclusivité » optimale de la manœuvre, dans son sens générique, du niveau stratégique au niveau tactique. Plus intéressante est la relation avec l’acception « approche manœuvrière ». Chez les Américains, initiateurs du concept, les Joint all domain operations (JADO) et, avant, les Multidomain operations (MDO) ne sont que l’aboutissement conceptuel de la marche vers l’intégration interarmées, la jointness, lancée dans les années 1980. Elles sont promues au sein de forces américaines baignant dans un « référentiel » – un cadre d’interprétation – privilégiant l’approche manœuvrière. La « convergence des effets » (pour reprendre le terme de l’US Army) vise à créer et à exploiter des « fenêtres de supériorité » permettant de manœuvrer dans les différents domaines et finalement à disloquer le dispositif de déni d’accès et d’interdiction de zone (le fameux A2/AD) de l’ennemi (avant tout chinois).
Les MDO/JADO sont donc la traduction à l’échelle interarmées de l’esprit de la combined arms maneuver, la manœuvre interarmes. Notons néanmoins que les effets de cette manœuvre passent au premier chef par l’intégration des feux.
L’omniprésence de la manœuvre dispersée des éléments de la force et celle de la désagrégation spatiale des fonctions opérationnelles, de l’espace à la surface, qui est aussi un élément cardinal de l’approche opérationnelle américaine actuelle, reste plus un impératif de résilience face au ciblage adverse qu’un impératif d’efficacité opérationnelle. Nos forces, elles aussi, privilégient l’approche indirecte, ce qui, dans l’armée de Terre, se traduit par une recherche de la « supériorité par la manœuvre » qui repose d’ailleurs plus qu’outre – Atlantique sur le mouvement opérationnel des unités.
Or, la guerre russo – ukrainienne vient rebattre les cartes en la matière. Le conflit accouche bel et bien d’une confrontation elle aussi « M2MC », y compris à l’échelle tactique la plus basse, mais avec des manifestations que personne n’avait anticipées à cette échelle. En effet, la dronisation massive, qui devient l’une de ses caractéristiques essentielles à partir de 2023, emprunte toutes les caractéristiques d’une « micropuissance aérienne » à l’échelle de ce que les Américains appellent « l’air-ground littoral » (le littoral aéroterrestre, du sol à 1 000 m d’altitude environ) (3). Les deux belligérants y réalisent des actions d’appui, d’interdiction, de soutien et de counterair (lutte antidrone surface-air et air-air, attaque des opérateurs adverses, etc.). Cette dronisation contribue également (car elle n’est pas le seul facteur) à la diffusion de la guerre électronique au sein des unités interarmes des deux camps.
Deux ans plus tard, le résultat est sans appel : la transparence du champ de bataille et le triomphe du feu (qu’il ne faut pas limiter aux drones et aux Munitions téléopérées – MTO), au moins jusqu’à 20 km de profondeur, auxquels il faut ajouter le minage systématique ou encore la pollution du champ de bataille, asphyxient toute velléité de manœuvre tactique un tant soit peu structurée et forcent à une désagrégation des unités jusqu’au groupe de combat. Les deux belligérants, confrontés à des taux d’attrition en véhicules de combat qu’ils ne peuvent compenser à la longue, se « démécanisent ». Au final, ce champ de bataille M2MC aboutit au blocage tactique que l’on sait, à l’ornière d’une approche directe qui s’auto – entretient. Le mécanisme de défaite se réduit alors à l’usure qui doit aboutir soit à une rupture stratégique ukrainienne si l’on est Russe, soit à un épuisement de la posture offensive russe, si l’on est Ukrainien. Autre différence d’importance avec les concepts MDO/M2MC originaux, le conflit ukrainien est marqué par une forte hétérogénéité dans l’intégration des moyens qui procède surtout d’une approche pragmatique et très sélective. Les cycles reconnaissance/frappe ukrainiens et russes semblent par exemple très bien intégrés, mais aucun des deux belligérants ne dispose d’un SIC C2 unifié.
S’agit-il d’un « modèle » pour les guerres futures ? L’avènement des opérations M2MC à l’échelle tactique entraîne-t‑il un bouclage séculaire des formes de confrontation aéroterrestre, le retour au primat d’une approche directe par la guerre de positions du même ordre que celle vécue lors de la Première Guerre mondiale ? Distinguer « le conjoncturel du structurel », comme le dit le général Schill, n’a rien d’aisé. Nous aurions cependant tendance à répondre par l’affirmative, du moins en ce qui concerne le combat aéroterrestre et sous certaines conditions. Il est bien évident que chaque conflit est unique dans son essence et ses caractéristiques stratégiques, mais, dans ses formes technico – opérationnelles, il reste façonné par les tendances préexistantes autant qu’il les infléchit à son tour.
Au moins deux grands facteurs y contribuent. Tout d’abord, la dronisation, sur le principe, apparaît « combat proven », quelles que soient ses traductions concrètes qui ne cessent d’évoluer au gré des cycles rapides et permanents d’adaptation/contre – adaptation et des avancées technologiques. Elle tient dans une large mesure à flot l’armée ukrainienne depuis deux ans. Ce n’est pas tant que les MTO, les drones de bombardement et autres soient nettement plus efficaces que les moyens « classiques » (mortiers, artillerie canon, frappes aériennes, etc.) : la dronisation permet surtout, et c’est le second grand facteur, de disposer d’une masse inégalable de moyens ISR et d’effecteurs parce qu’elle est directement tirée des technologies commerciales civiles. Dans le cas ukrainien, et secondairement russe, cette dronisation massive est intervenue dans une certaine mesure par accident, faute au premier chef d’un volume suffisant d’obus et de pièces d’artillerie. Or, rien n’indique que les capacités industrielles, même celles des plus grandes puissances, en dépit de leurs extensions actuelles, seront suffisantes à l’avenir pour produire les quantités de munitions permettant de soutenir dans le temps une campagne de haute intensité.
L’un des arguments souvent entendus pour minimiser la portée de ce qui se trame en Ukraine réside dans la faiblesse des puissances aériennes des deux belligérants. Il était tout à fait recevable jusqu’au début de 2023, mais la puissance aérienne est revenue sur le devant de la scène. Par exemple, en 2024, si l’on se limite à la bataille aéroterrestre, les VKS russes ont largué – selon les Ukrainiens (4) – 40 000 bombes FAB guidées par GNSS (5) sur le front et dans la profondeur tactique et en auraient commandé 75 000 en 2025, soit un volume de feu que seuls les Américains ou les Chinois peuvent égaler, sans qu’il provoque la rupture tant espérée à Moscou. Certes, les VKS ne disposent ni de la compétence ni des renseignements de leurs homologues occidentaux en matière de ciblage et le kit de guidage UMPK de ces bombes était, au moins initialement, beaucoup moins précis que celui des munitions équivalentes occidentales (JDAM, Hammer, etc.). Cependant, les Russes rattrapent progressivement leur retard et les munitions guidées occidentales guidées par GPS les plus anciennes peuvent être tout aussi affectées par le véritable barrage de brouillage mis en œuvre par les forces terrestres (6).
Les implications sont critiques pour nos modèles de force, car, dans de telles configurations, l’approche manœuvrière devient tout simplement impossible ou réservée à des conditions d’asymétrie capacitaire très spécifiques. Le déblocage tactique, le retour à de plus amples possibilités d’approche indirecte, reste alors probablement tributaire, au moins en partie, au niveau tactique bas, de l’aptitude à obtenir des supériorités partielles et transitoires dans le « littoral aéroterrestre », notamment par un effort concentré de contre – ISR, et, plus largement, à des échelles tactiques plus élevées, des effets de « façonnage » suffisamment massifs dans la grande profondeur opérationnelle pour saccager le dispositif terrestre de l’adversaire, notamment sa logistique, et lui interdire de déployer dans la zone de contact la masse de moyens permettant d’imposer cette approche directe.
Cela implique de disposer d’importants moyens ISR pour assurer la capacité de ciblage requise d’un grand nombre de cibles payantes et de suffisamment d’effecteurs de précision pour assurer des frappes relevant de l’attrition. Cela ne peut passer que par un « high-low mix » de moyens clairement multimilieux : dans le domaine ISR, il implique l’intégration systématique des données spatiales, une énorme masse de drones ISR, de relais peu coûteux, ainsi que de capteurs déposés, notamment ESM (mesures de soutien électroniques). Il repose sur une combinaison de l’ensemble des effecteurs disponibles. Les frappes aériennes d’interdiction en restent une composante critique, d’autant que le coût des munitions aérolarguées – de la bombe guidée au missile de croisière – baisse, permettant leur production en plus grand nombre. Mais le nombre de plateformes restera en général trop limité, surtout si elles doivent en parallèle acquérir et maintenir la supériorité aérienne et exercer des effets dans la profondeur stratégique.
Ces feux doivent donc incorporer beaucoup plus significativement l’artillerie, dont le gradient de densité de feu va se décaler dans la profondeur, car le remplacement partiel à moyen terme de la roquette par les obus propulsés jusqu’à 50-60 km et, d’ores et déjà, du missile tactique par la roquette de portée étendue jusqu’à 100 km permettent de diminuer le coût par effet à une portée donnée. Un tel high-low mix doit enfin inclure un très grand nombre de MTO multimilieux à longue portée. En outre, la capacité à intégrer ces feux dans les complexes reconnaissance/frappe est cardinale même si la mise en œuvre de solutions « low cost », très évolutives, se paie mécaniquement par une intégration moins systématique que celle envisagée par les concepts M2MC occidentaux. Cette exigence de high-low mix se retrouve aussi, bien sûr, sur le plan défensif, notamment avec des défenses sol-air devant se massifier et abaisser leurs coûts par effet face à la noria de MTO et de drones adverses. Elle impose aussi une généralisation de la guerre électronique au sein des forces. Elle implique enfin une véritable manœuvre M2MC intégrant ces composantes offensives et défensives pour prendre l’ascendant dans le littoral aéroterrestre.
En fin de compte, une révision des approches M2MC « originales », intégrant la dronisation massive et les high-low mix de capacités, pourrait représenter, toutes choses étant égales par ailleurs, la meilleure, voire la seule, solution à terme pour débloquer une confrontation figée dans l’approche directe… par l’action multimilieux. Cela impose à nos systèmes de forces une transformation en profondeur. Elle touche la doctrine, l’organisation et l’équipement de nos forces et, au-delà, les processus d’acquisition de ces moyens et l’écosystème permettant leur développement rapide et leur fabrication en masse.
Notes
(1) NATO, « AJP-3.2 Allied Joint Doctrine for Land Operations Edition B », version du 1er février 2022, p. 37.
(2) Voir pour plus de détails Philippe Gros et coll., « Intégration multimilieux/multichamps : enjeux, opportunités et risques à horizon 2035 », rapport FRS de l’étude prospective et stratégique 2021-08 au profit du CICDE, mars 2022 (https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/dgris/l%27EPS%202021-08%20M2MC%20enjeux%2C%20opportunités%20et%20risques%20à%20l%27horizon%202035-2040.pdf).
(3) Amos C. Fox, « Army Aviation and Decisiveness in the Air-Ground Littoral », Land Warfare Paper 163, 22 août 2024 (https://www.ausa.org/publications/army-aviation-and-decisiveness-air-ground-littoral).
(4) Ministère de la Défense ukrainien, « In April, russian aviation dropped over 5,000 guided aerial bombs », 1er mai 2025 (https://mod.gov.ua/en/news/in-april-russian-aviation-dropped-over-5-000-guided-aerial-bombs).
(5) Global navigation satellite system : GPS, Galileo, Glonass, etc.
(6) Sam Cranny-Evans, « Blood and dust: The rise of Russia’s glide bombs », European Security and Defense, 15 juillet 2025 (https://euro-sd.com/2025/07/articles/armament/45382/blood-and-dust-the-rise-of-russias-glide-bombs).
Philippe Gros


