Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 19 décembre 2025

Chine-Russie : l’amitié sans limites au filtre de l’histoire

 

Le partenariat stratégique sino-russe paraît aujourd’hui solide comme le roc. Il donne à Vladimir Poutine les moyens de poursuivre sa guerre d’agression en Ukraine et de contrer l’Occident. Mais l’histoire des relations sino-russes est en dents de scie, avec des retournements brutaux et une méfiance tenace. Un jour peut-être la Chine présentera à la Russie la note de son soutien indéfectible.

Dans son livre intitulé L’Ours et le Dragon, Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie et en Chine, évoque les propos que lui tenait le directeur d’Asie au ministère des affaires étrangères russes lors de son arrivée à Moscou en 2019 : « Nous pourrions ériger une statue à la gloire de Donald Trump car, grâce à lui, les relations russo-chinoises n’ont jamais été aussi bonnes depuis Catherine la grande. » Des propos qui sont encore plus d’actualité aujourd’hui après plus de trois ans d’« amitié sans limites » entre les deux pays. Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont déjà rencontrés 45 fois fin 2025, et leurs liens personnels sont particulièrement étroits. Leur vision idéologique commune est fondée sur le projet d’un « nouvel ordre international » qui mettrait un terme à l’hégémonie américaine.

Trente ans de quasi-lune de miel

Le rapprochement entre les deux pays a en fait déjà une trentaine d’années. Déçu par l’absence de réaction américaine à ses appels du pied pro-occidentaux, Boris Eltsine se tourne vers la Chine et conclut en 1996 une déclaration conjointe proclamant un « partenariat stratégique fondé sur l’égalité et la confiance mutuelle pour le 21ème siècle, » suivie en 1997 par une déclaration sur l’émergence d’un « monde multipolaire et l’établissement d’un nouvel ordre international. » Des visites réciproques sont organisées sur une base annuelle. La Chine développe ses achats de pétrole et de systèmes d’armes russes. En juillet 2001 Vladimir Poutine et Jiang Zemin signent un « traité de bon voisinage, de coopération et de relations amicales. »

L’intensité des relations s’accroît avec l’arrivée à la tête du parti communiste chinois de Hu Jintao en novembre 2002. Surnommés « Pu et Hu », les deux leaders se rencontrent plusieurs fois par an et créent une série d’institutions bilatérales (centre de recherche conjoint, Business Council, centre de coopération économique et commission pour la coopération sur les technologies militaires). Les deux pays coordonnent leurs positions au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Ils créent conjointement deux organisations internationales d’importance majeure : l’organisation de coopération de Shanghai en 2001 et les BRICS en 2009. Les exercices militaires conjoints commencent à partir de 2005 et les liens énergétiques sont renforcés par la mise en service en 2020 du gazoduc Power of Siberia 1.

Ces trente ans d’embellie contrastent avec les retournements brutaux d’une histoire bilatérale en dents de scie.

L’ère des grandes caravanes et des premières frontières

Comme le racontent en détail Sylvie Bermann dans son livre et Philip Snow dans l’ouvrage China and Russia, les deux pays ne se fréquentent que depuis quatre siècles, si l’on met de côté la domination des descendants mongols de Gengis Khan (la « Horde d’Or ») qui ont conquis et ravagé les principautés russes du milieu du 13ème à la fin du 15ème siècle. C’est sous le règne du Tsar Michel 1er (1596-1645) qu’est organisée en 1619 la première mission diplomatique russe sous la conduite du cosaque Ivan Petline. Ce dernier n’obtient pas d’audience auprès de l’empereur Wang Li pour des raisons protocolaires (notamment l’obligation de se prosterner) qui ont créé par la suite les mêmes difficultés avec d’autres délégations étrangères, dont la plus connue est celle de Lord Macartney en 1793.

La Russie veut développer un commerce bilatéral – échanges de fourrures contre soieries et porcelaines – qui puisse alimenter les caisses de l’État, et continue à envoyer des émissaires. La Chine de son côté entend garder sa suzeraineté sur les principautés nomades de Sibérie et cherche à délimiter une frontière avec la Russie. Après le remplacement de la dynastie Ming par celle des Qing d’origine mandchoue en 1644, une nouvelle mission dirigée par le boyard Nicolae Milescu Spathari s’installe à partir de 1675 pour trois ans en Chine et recueille de nombreuses informations sur l’empire chinois.

Pierre le Grand (1672-1725) organise des caravanes officielles allant de Moscou à Pékin à partir de 1698, toujours avec l’objectif de développer un commerce lucratif contrôlé par l’État. Dans le même temps, les escarmouches se multiplient entre les cosaques, qui sillonnent le sud de la Sibérie à proximité du fleuve Amour, et les troupes impériales chinoises. La Chine obtient la signature d’un premier traité, celui de Nertchinsk en 1689, qui se traduit par la restitution du bassin de l’Amour et la destruction des avant-postes cosaques. La première mission diplomatique chinoise en Russie est celle de Tu Lichen en 1713, avec l’objectif d’enrôler les nomades Kalmouks pour combattre conjointement la dernière dynastie des steppes, celle de Dzoungars, qui couvre la Mongolie et le nord de l’actuel Xinjiang.

En 1727, à l’initiative du Tsar Alexis 1er, une nouvelle grande mission diplomatique russe signe le traité de Kiakhta qui permet une nouvelle délimitation de la frontière le long des rivières Kiakhta et Argoun, dans l’actuelle Bouriatie russe, entre la Sibérie et la Mongolie, ainsi que l’établissement d’une mission orthodoxe russe à Pékin. Très sinophile, l’impératrice Catherine II (1729-1796) se fait construire un palais chinois à Oranienburg. Elle abolit le monopole d’État sur le commerce bilatéral pour favoriser son développement et une première ambassade permanente chinoise est établie à Saint-Pétersbourg en 1778. Au début du 19ème siècle les seuls occidentaux présents à Pékin sont ceux de la mission orthodoxe russe, qui favorise le développement de la sinologie, avec la création de la première chaire d’enseignement du chinois à l’université de Kazan en 1837.

Les « traités inégaux » et l’expansion russe au 19ème siècle

La Russie profite des deux guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860) menées par la Grande Bretagne (avec l’appui de la France lors de la seconde guerre) et de l’affaiblissement dramatique de l’empire des Qing pour mener une série d’incursions militaires le long de la rivière Amour sous l’impulsion du gouverneur de la Sibérie de l’Est, Nikolaï Mouraviev. Ce dernier obtient en mai 1856 la signature du traité d’Aigun, un traité « inégal » d’une portée majeure qui permet à la Russie de contrer les visées expansionnistes des Britanniques vers la Sibérie. Ce traité est consolidé par la suite auprès de la cour impériale à Pékin par le traité dit « de Tianjin » fin 1858. La Chine cède les territoires situés au nord du fleuve Amour, et à l’est de l’Oussouri, soit toute la Mandchourie extérieure jusqu’à la côte de l’océan Pacifique ou est fondée la ville de Vladivostok, représentant au total 1 million de km2 (près de deux fois la taille du territoire français).

Carte de la Mandchourie extérieure (conquise par la Russie) et intérieure
Source : Shutterstock DR


Le traité de Pékin signé en 1860 élargit les conquêtes territoriales russes à l’ouest, avec la concession de 500 000 km2 supplémentaires sur le territoire de l’actuel Kazakhstan.

L’expansion russe vers l’Asie est consolidée par la construction du Transsibérien, achevé en 1916. La défaite de la Chine contre le Japon en 1895 donne l’occasion à la Russie de faire une nouvelle avancée en territoire chinois avec la concession de la péninsule du Liaodong et la ville de Port Arthur (actuellement Dalian dans la province chinoise du Liaoning). Au tournant du 20ème siècle la Russie participe avec les pays européens et les États-Unis à la guerre des Boxers, contribuant cette fois-ci directement à la défense des légations occidentales de Pékin. Elle exige sa part des dommages de guerre faramineux payés par la Chine, ainsi qu’un protectorat sur la Mandchourie intérieure, avec en particulier le contrôle de la ville de Harbin (actuelle capitale du Heilongjiang), dont la population était à moitié russe en 1920.

La tutelle sanglante de Staline sur le jeune parti communiste chinois

Après la disparition de l’empire des Qing en 1912 et de l’empire des tsars en 1917, la fondation du parti communiste chinois en juillet 1921 est décidée lors d’une réunion à Shanghai en présence de deux représentants russes du Komintern (l’internationale communiste). Les statuts du PCC sont conformes au modèle d’organisation bolchévique. Mais les liens de l’Union soviétique sont étroits avec le Kuomintang, jugé plus important, et les cadres de l’armée rouge forment les jeunes officiers du parti nationaliste au sein de l’académie militaires des cadets de Whampoa à Canton, dirigée par le général Tchang Kaï-chek.

Le Komintern impose aux dirigeants du PC chinois d’adhérer au Kuomintang dans le cadre d’un front uni anti-impérialiste contre le Japon. Lors de la rupture sanglante entre le Kuomintang et le Parti communiste chinois (environ 250 000 morts sur trois mois) orchestrée par Tchang Kaï-chek à partir d’avril 1927, le Komintern tente sans succès de rétablir un « front uni » sur les instructions de Staline. 

Au même moment, le Kuomintang se divise lui-même en deux clans – gauche et droite – jusqu’à la conquête de Pékin par l’armée de Tchang Kaï-chek en 1928. Celui-ci organise des campagnes systématiques d’extermination des communistes, conduisant notamment à l’épisode célèbre de leur « longue marche » vers le nord en 1934. En 1936 Tchang Kaï-chek est pris en otage à Xi’an par le seigneur de la guerre Zhang Xueliang. Il est libéré sur ordre de Staline, après une négociation menée par Zhou Enlai, en promettant de cesser ses attaques contre les bases rouges et de raviver le front uni.
Lors de l’invasion du nord de la Chine par le Japon en juillet 1937, l’Union soviétique concentre ses soutiens sur Tchang Kaï-chek replié à Chongqing. Staline continue à se méfier de Mao qu’il qualifie volontiers de « radis » (rouge à l’extérieur et blanc à l’intérieur). La signature du pacte germano-soviétique en 1939 et d’un pacte de non-agression avec le Japon en 1941 conduisent à un nouveau changement de stratégie : l’Union soviétique reconnaît la souveraineté japonaise sur le Mandchoukouo. Staline soutient en 1944 la création de la république du Turkestan oriental (annexée par la Chine en 1950 et rebaptisée province du Xinjiang). Lors de la conférence de Yalta il obtient l’annexion de l’île de Sakhaline et de l’archipel des Kouriles ainsi que la gestion de Port-Arthur et l’exploitation des chemins de fer de Mandchourie.

De l’alliance au schisme entre les deux partis communistes

Après la fondation de la République Populaire de Chine en 1949, Mao Zedong se rend à Moscou et y séjourne deux mois (décembre 1949 – février 1950), obtenant après des discussions laborieuses la signature d’un traité « d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle. » La Russie rétrocède la base navale de Port Arthur et reconnaît la souveraineté chinoise sur le Xinjiang. Dans les années suivantes des milliers d’experts soviétiques contribuent à la modernisation de l’armée populaire de libération, à la mise en place du nouvel état chinois et à l’essor de l’industrie lourde. Le modèle soviétique s’impose pour la planification économique, les universités et le système judiciaire.

L’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev en URSS en 1953 se traduit dans un premier temps par le renforcement des soutiens soviétiques à la Chine. Le nouveau secrétaire général du PCUS, sinophile enthousiaste, déclare : « nous serons comme des frères avec les Chinois. » Mais le processus de déstalinisation engagé par Khrouchtchev avec son célèbre rapport devant le XXème congrès du PCUS en février 1956 se traduit par une lutte idéologique de plus en plus violente entre les deux partis communistes. Khrouchtchev est qualifié de « révisionniste » et Mao s’oppose à la nouvelle politique de coexistence pacifique prônée par le Kremlin qu’il voit comme une tentative de duopole impérialiste avec les États-Unis.

Le président de l’URSS est très mal reçu à Pékin lors de ses visites de 1958 et 1959, Mao l’accusant lors de la dernière visite d’être un « opportuniste de droite. » Le divorce entre les deux pays est consommé à l’issue de la conférence internationale des partis communistes organisée à Moscou en 1960. Dès 1957 l’URSS commence à rapatrier ses conseillers spéciaux dans les ministères chinois. A partir de 1960 elle généralise ces rapatriements à l’ensemble de ses conseillers scientifiques et techniques, suspend ses livraisons d’équipements et interrompt les projets industriels conjoints. Les relations diplomatiques sont rompues en 1964. L’agressivité des gardes rouges à l’égard de l’URSS atteint des sommets pendant la Révolution culturelle. Faisant le siège de l’ambassade d’URSS à Pékin en janvier 1967, ils affichent des banderoles avec les inscriptions « Pendez Brejnev ! Jetez Kossyguine dans l’huile bouillante ! »

A partir de 1968 les incidents de frontière entre les deux pays se multiplient sur le fleuve Amour. Le 15 mars 1969 une bataille se déroule sur l’île de Damanski (Zhenbao en chinois) et laisse 800 morts côté chinois contre 60 côté russe. D’autres incidents ont lieu à la frontière du Xinjiang. La présence militaire soviétique aux frontières nord de la Chine atteint 27 divisions et 800 000 hommes. L’idée prend corps à Moscou d’une attaque ciblée contre les installations nucléaires chinoises de Lop Nor dans le Xinjiang. Les États-Unis en sont informés et réagissent par la menace directe d’une contre-attaque sur le territoire russe. La Chine prend au sérieux la menace d’une attaque nucléaire soviétique et tous les membres du Bureau politique, ainsi qu’une partie de l’armée, sont évacués de Pékin en octobre 1969 pour plusieurs mois.

Les tensions militaires s’apaisent par la suite. La Chine délaisse l’URSS pour entamer un virage stratégique en direction des États-Unis, qui aboutit à la visite triomphale de Nixon à Pékin en 1972. La mort de Mao ne modifie pas ce nouvel équilibre. Deng Xiaoping – que les soviétiques appellent « le nain jaune » – n’a aucune sympathie pour le régime soviétique en progressive décomposition. Il capitalise sur les liens avec les États-Unis où il effectue une visite triomphale en 1979. Il faut attendre l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir en 1985 pour que s’esquisse un nouveau rapprochement entre les deux pays.

La fin de l’URSS et le règlement des contentieux frontaliers

En juillet 1986, en visite à Vladivostok, Gorbatchev prend position pour la réouverture de négociations avec la Chine afin de régler les conflits frontaliers entre les deux pays. Il effectue une visite officielle à Pékin en mai 1989, deux semaines avant les événements tragiques de la place Tiananmen. Une pétition signée par 60 000 étudiants, enthousiasmés par la « glasnost » (transparence) et la « perestroïka » (reconstruction), demande à le rencontrer. Parmi leurs slogans figure « échangeons Deng contre Gorbatchev. » Lui-même ne se risque pas à un contact avec les étudiants qui aurait été une provocation directe pour Deng. Mais il sympathise avec le libéral secrétaire général du PCC, Zhao Ziyang, qui est démis de ses fonctions le lendemain de leur rencontre au profit de Jiang Zemin.

Les négociations sur le conflit frontalier vont aboutir à un accord en mai 1991, peu de temps avant la dislocation de l’URSS. Cet accord règle la quasi-totalité des problèmes de frontières, à l’exception de l’île aux ours qui sera finalement restituée par la Russie en 2008. La disparition de l’URSS est un choc majeur pour le PC chinois, qui la considère comme un risque existentiel pour son avenir. Tout est fait depuis 35 ans pour qu’une telle dérive ne puisse jamais se produire en Chine.

La lune de miel actuelle est incontestablement très solide au plus haut niveau car elle est ancrée dans une stratégie conjointe et des relations personnelles aussi intenses qu’anciennes. L’histoire crée toutefois un sous-jacent qui ne reflète pas la diplomatie bilatérale. La Russie a « trahi » ou « abandonné » la Chine au moins quatre fois : au temps des traités inégaux du 19ème siècle. Au temps de Staline avec les jeunes communistes chinois. Au temps de Khrouchtchev, puis de Gorbatchev sur des volontés de réforme et des différents idéologiques majeurs. Lorsque les troupes d’Evgueni Prigogine étaient à 200 kilomètres de Moscou en juin 2023, le politburo chinois a peut-être un instant pensé qu’un cinquième choc de confiance pourrait se produire. Au sein de la population chinoise, certains n’ont pas oublié les traités inégaux et le sort de la Mandchourie extérieure. La méfiance à l’égard de la Russie est un sentiment encore assez largement répandu. Nous reviendrons dans un prochain article sur l’amitié sans limites russo-chinoise telle qu’on peut l’évaluer aujourd’hui.

Hubert Testard

Les Israéliens pouvaient-ils faire autrement à Gaza ?

 

Le 7 octobre 2023 a marqué un tournant brutal dans la situation au Proche-Orient. Face à l’attaque sanglante du Hamas, Israël a répondu par une longue guerre d’une intensité rare à Gaza. Villes dévastées, populations déplacées, bilan humain effroyable, image d’Israël dégradée : l’ampleur de la riposte au regard du résultat obtenu sur l’ennemi suscite des interrogations. Peut-être aurait-il été possible de faire différemment.

Après l’effroyable pogrom du 7 octobre 2023, il était difficile pour le gouvernement israélien d’annoncer un autre objectif que la destruction de l’organisation responsable. Ce réflexe n’était pas inédit : après l’attentat des Jeux de Munich en 1972, l’État israélien avait déjà opté pour une politique de traque et d’élimination totale de l’organisation Septembre noir. Mais le Hamas n’est pas la petite organisation Septembre noir, c’est une hydre dont les têtes coupées peuvent être remplacées, surtout depuis sa territorialisation à Gaza en 2007.

Détruire une hydre

Jusqu’au 7 octobre 2023, la stratégie israélienne contre cet État-Hamas, sans oublier ses alliés locaux comme le Jihad islamique, reposait sur la combinaison de trois modes d’action complémentaires. Le premier était défensif : barrières, organisation civile de protection et système anti – roquettes limitant l’impact direct des attaques.

Le deuxième, offensif mais à distance, consistait en des frappes aériennes et des éliminations ciblées. L’atout principal de cette méthode était l’absence de risque direct pour les forces israéliennes ; son défaut était inhérent aux guerres urbaines : l’adversaire se protège dans la densité urbaine et les frappes, même « de précision », finissent par toucher fortement la population. De 2007 à 2023, ces frappes ont permis d’éliminer de nombreux cadres et environ un millier de combattants du Hamas et du Jihad islamique, mais au prix estimé de 2 500 à 2 800 morts civils – un ratio de dommages collatéraux qui paraît difficilement compressible.

Le troisième mode était le raid terrestre de brigades de combat visant à nettoyer une zone de toute présence et infrastructure ennemies. Ces opérations sont efficaces, mais, menées par des troupes de conscrits d’une moyenne d’âge de 21 ans et avec un usage extensif de la puissance de feu, elles génèrent aussi beaucoup de tirs fratricides et de dommages collatéraux. Entre 2008 et 2014, ces raids ont causé 81 pertes israéliennes (dont 67 en 2014) et ont probablement entraîné la mort d’environ un millier de civils palestiniens, tout en neutralisant peut-être 800 combattants ennemis (1). Dans tous les cas, ces modes d’action ne permettaient que de donner des coups et d’obtenir des paix provisoires face à une organisation-hydre capable de se régénérer.

À la poursuite du 100 %

Après l’attaque du 7 octobre 2023 et la capture de 251 otages par le Hamas et ses alliés, trois stratégies se présentaient : le siège, l’étouffement ou les coups. Le siège visait à éliminer les membres connus du Hamas sans pénétrer dans Gaza, en privilégiant la négociation pour les otages. Cette option, jugée insuffisamment destructrice, a été écartée. L’étouffement de l’hydre aurait supposé la prise rapide de Gaza puis son administration, la traque systématique des combattants ennemis et la recherche des otages par quadrillage. L’absence de volonté de gérer le territoire ou de le confier à une autorité palestinienne a rendu cette solution impossible. Il ne restait donc que les coups, comme ceux donnés jusque-là dans les « tontes de gazon », mais cette fois sans limite de temps. Le territoire fut donc martelé sans arrêt par des raids aériens et assailli par des raids terrestres de nettoyage, en espérant ainsi finir par détruire complètement le Hamas et obtenir la libération des otages par le combat ou, plus indirectement, par une pression intenable sur le Hamas.

Le 31 juillet 2024, Benyamin Netanyahou pouvait annoncer avoir éliminé les principaux cadres du Hamas à l’extérieur et tous les concepteurs de l’attaque du 7 octobre à Gaza, à l’exception temporaire de Yahya Sinwar, tué le 16 octobre. Netanyahou revendiquait également la mort de 14 000 combattants palestiniens depuis le 7 octobre, ce qui, avec les blessés graves et les prisonniers, signifiait une quasi – destruction du potentiel initial du Hamas et de ses alliés. L’organisation ne pouvait plus non plus envoyer de roquettes sur Israël. Par ailleurs, 132 otages vivants et certains corps avaient été récupérés ; il est vrai beaucoup plus par l’échange contre des centaines de prisonniers palestiniens que par la pression du combat.

Le coût humain de ce bilan était cependant déjà très élevé. Les pertes israéliennes atteignaient 326 soldats et 18 civils tués par les roquettes. Les pertes civiles palestiniennes étaient, de leur côté, estimées entre 20 000 et 30 000 morts, avec trois à quatre fois plus de blessés. La proportion de deux civils tués pour un combattant restait donc conforme aux méthodes de Tsahal. L’ampleur des pertes et des dégâts, amplifiée par la crise humanitaire provoquée par le blocus, avait par ailleurs considérablement terni l’image d’Israël. Le 21 novembre 2024, un mandat d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité avait même été émis par la Cour pénale internationale contre le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, et le ministre de la Défense, Yoav Gallant.

Pour autant, la mission ne pouvait être considérée comme accomplie puisque de nombreux otages restaient encore aux mains des groupes palestiniens et que ces derniers se régénéraient tout en reprenant le contrôle des territoires dont les Israéliens se retiraient. Ne sachant de toute façon pas quoi faire d’autre, le gouvernement israélien poursuivit donc la course vers le 100 % de destruction, comme dans le paradoxe de Zénon décrivant Achille courant éternellement après une tortue.

Un peu plus d’un an plus tard, on avait finalement à peine progressé, passant peut-être de 80 % à 90 % de destruction de l’ennemi. La quasi – totalité des cadres du Hamas avait été éliminée, mais remplacée. Israël revendiquait cette fois 23 000 combattants ennemis tués, tandis que 48 otages, vivants ou morts, restaient détenus par des groupes armés palestiniens, qui contrôlaient toujours une partie du territoire. Les pertes civiles palestiniennes étaient désormais estimées entre 42 000 et 50 000, sans compter les disparus, soit 10 % de la population tuée ou blessée, et la grande majorité du reste vivant dans des conditions extrêmement précaires au milieu des ruines, avec même l’apparition de poches de famine – une « presque victoire » bien amère dans laquelle Israël a perdu beaucoup de son âme (2).

Le principe du GIGN

Le Groupement d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) a été créé en 1973, après le désastre des Jeux olympiques de Munich en 1972 et l’échec de la police allemande. Comme d’autres forces d’intervention similaires dans le monde, son principe est de disposer d’une unité sévèrement sélectionnée et intensivement formée, capable de mener des opérations ponctuelles très précises, avec un contrôle strict du feu et un minimum d’appuis extérieurs. L’objectif est d’éliminer la menace et de sauver les civils tout en limitant les dommages collatéraux.

Le problème tactique auquel est confrontée l’armée israélienne à Gaza en octobre 2023 ressemble, dans l’absolu, à celui d’un GIGN placé devant un immeuble occupé par des terroristes avec otages et civils. La différence est que l’immeuble en question couvre 365 km² et compte 2,2 millions d’habitants, et que l’ennemi dispose d’au moins 30 000 combattants et détient plus de 200 otages. Si Tsahal avait été un « GIGN à l’échelle de Gaza », sa priorité aurait alors été d’évacuer au maximum la population pour la protéger, d’entamer des négociations tout en préparant un assaut général qui aurait été lancé ensuite avec une grande précision afin de minimiser les risques pour les civils restants et les otages.

Si les Israéliens avaient fait comme les Américains et le gouvernement irakien en 2004 à Falloujah, ils auraient fait en sorte que la grande majorité de la population évacue la ville cible avant l’assaut et l’auraient accueillie dans des camps de réfugiés bien organisés, tout en préparant son retour une fois la bataille terminée. Cela a nettement simplifié le problème tactique de l’assaut américain en novembre 2004 et, malgré la puissance de feu employée à cette occasion, a considérablement réduit les risques de dommages collatéraux. Transposer cette méthode à Gaza n’a pas été envisagé. Le gouvernement israélien ne pouvait accepter de réfugiés sur son sol sans légitimer leur « droit au retour » et l’Égypte et les autres pays voisins refusaient d’accueillir des centaines de milliers de Palestiniens dont ils savaient que les Israéliens refuseraient le retour. Pas d’évacuation donc de l’« immeuble » Gaza, mais une errance intérieure au rythme des zones de combat annoncées, avec un approvisionnement humanitaire soumis aux décisions du gouvernement israélien.

La phase de négociations s’est révélée au contraire plutôt fructueuse, même s’il a fallu largement presser le gouvernement israélien, plutôt réticent aux échanges contre la libération de milliers de prisonniers palestiniens, et donc accepter une victoire de fait du Hamas. Les choses ont ainsi traîné, sans doute inutilement, en longueur pendant deux ans, mais au bout du compte tous les otages ont été libérés.

Reste l’assaut de précision. Pour cela, il faut des unités d’assaut d’élite, de type GIGN, ce qui est possible, mais en grand nombre, ce qui est beaucoup plus difficile à obtenir. Conquérir un bastion comme Gaza exige environ 60 bataillons de très haut niveau tactique. Très peu d’armées sont capables de mobiliser une telle masse à un tel niveau de qualité. Les Américains y sont parvenus en Irak, mais après plusieurs années d’errance. En 2007, au moment dit du « surge » (renforcement), les Américains disposaient effectivement de forces spéciales d’une grande efficacité et de 20 brigades de manœuvre désormais bien adaptées au contexte, dont neuf engagées dans Bagdad et sa périphérie face à l’État islamique en Irak. Leur association à quelques bonnes unités irakiennes, comme l’unité antiterroriste baptisée « division dorée », à des forces régulières irakiennes en accompagnement et à des supplétifs locaux payés par les Américains a permis d’adopter une stratégie enfin efficace d’occupation permanente du terrain urbain et d’étouffement de l’ennemi.

En étant capable de déployer 20 brigades d’active ou de réserve en même temps sur le territoire de Gaza en décembre 2023, l’armée israélienne a montré qu’elle disposait finalement de la masse nécessaire malgré les coupes réalisées dans les forces terrestres. Mais, en dehors des excellentes unités des forces spéciales ou de la 89e brigade commando, les bataillons ne sont pas au niveau nécessaire pour mener un combat de « type GIGN ». Une solution aurait été de recourir à une structure mixte, associant officiers et sous – officiers professionnels à des conscrits bien formés et à des réservistes. Cela aurait nécessité un investissement humain et financier considérable, long de plusieurs années et impliquant des arbitrages ailleurs.Cela aurait aussi obligé à changer de vision et à accepter une prise de risque plus élevée pour ses soldats en espérant un résultat rapide qui réduirait au bout du compte les pertes. 

Pour revenir à l’exemple irakien, l’immersion des soldats américains dans les rues s’est soldée par la mort de 321 d’entre eux entre avril et juin 2007, mais ce quadrillage permanent a conduit à une victoire étonnamment rapide ensuite, avec des pertes beaucoup plus faibles. Les Israéliens, eux, n’ont pas osé abandonner les colonnes blindées environnées de tirs au profit d’une présence permanente dans de petits postes de quadrillage.

En résumé, il aurait sans doute été effectivement possible de mener l’élimination ciblée des membres du Hamas et de conquérir Gaza de manière moins violente, à condition de préparer une occupation rapide et de disposer de l’instrument militaire adapté. Israël aurait pu le faire s’il y avait eu une réelle volonté politique de remettre en place une autorité palestinienne et si la stratégie de contrôle à distance n’avait pas semblé parfaite. Israël et, plus encore, la population palestinienne paient ce manque de courage et d’anticipation.

Notes

(1) Michel Goya, L’embrasement, Robert Laffont/Perrin, Paris, 2003, chapitres 3 à 7.

(2) Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), « Humanitarian Situation Update #327 | Gaza Strip », 2 octobre 2025 » ; UNICEF, « Humanitarian Situation Report No. 42 », 16 septembre 2025.

Michel Goya

areion24.news

La Suisse renforce sa lutte contre le crime organisé

 

La Suisse se dote d'une stratégie nationale de lutte contre la criminalité organisée. Elle devra scruter tous les secteurs sensibles de la finance à l'immobilier. Les premières mesures concrètes sont prévues pour l'an prochain, a décidé vendredi le Conseil fédéral.

Dans un état des lieux dressé en 2023, Europol a constaté que plus de 800 organisations criminelles sévissaient dans toute l’Europe. Plusieurs sont actives en Suisse, notamment dans le trafic de stupéfiants, le blanchiment d’argent, la traite d’êtres humains et les jeux d’argent illégaux.

La Suisse et sa place financière sont une cible de choix du crime organisé. Début décembre, la nouvelle directrice de fedpol, Eva Wildi-Cortés, indiquait sur la RTS que le Service de renseignement de la Confédération (SRC) avait fait passer son niveau de menace lié au crime organisé de l'échelon 3 à l'échelon 5 (sur 6) au cours des deux dernières années.

Face à ce risque, la Confédération et les cantons ont défini les champs d'action pour mieux identifier, prévenir et combattre le crime organisé. Les premières mesures qui ne nécessitent pas de modifications législatives seront mises en oeuvre par la Confédération et les cantons à partir de 2026.

ATS

Les fonds souverains russes; tentative de manipulation européenne

 


Egger Ph.

jeudi 18 décembre 2025

Chine : méthodes et enjeux d’une lutte informationnelle

 

Du point de vue de Pékin, dans quel cadre doctrinal s’inscrit la lutte informationnelle ? Quels sont les objectifs poursuivis à travers cette approche ? 

La réflexion stratégique et la lutte informationnelle en Chine font l’objet d’une élaboration conceptuelle extrêmement dynamique, puisqu’elle mobilise à la fois les administrations, les think tanks et les universités, avec un nombre considérable de publications scientifiques sur le sujet. L’un des écueils du prisme européen est de sous-estimer l’ampleur et la richesse de ces débats. Cela s’explique en partie par une traduction partielle des travaux produits en Chine et par l’opacité délibérée du système chinois. 

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de distinguer la « doctrine » de la « théorie ». La première implique une formalisation officielle et une adoption institutionnelle. Si dans le domaine de l’influence, il n’existe pas de doctrine officielle, de nombreuses théories sont activement discutées dans les cercles académiques et stratégiques. Par ailleurs, les chercheurs chinois, y compris les ingénieurs, les militaires et les universitaires, travaillent activement à théoriser les effets des réseaux sociaux, notamment afin de comprendre comment influencer l’opinion publique à travers ces plateformes. 

Le concept central qui oriente la pensée chinoise en matière d’influence informationnelle est celui de « front uni ». Il s’agit d’un concept ancien, dû à Lénine, que le Parti communiste chinois a ensuite repris, adapté, puis institutionnalisé après 1949. L’idée principale du front uni est de rallier à la cause du Parti ceux qui n’en sont pas membres et de neutraliser ceux qui pourraient devenir des adversaires potentiels. C’est une approche en cercles concentriques avec, au centre, le Parti lui-même ; puis les citoyens chinois non-membres du Parti ; ensuite, la diaspora ; et enfin, les sociétés étrangères. Dans chacun de ces cercles, l’objectif est de diffuser les discours et récits du Parti, tout en faisant taire l’opposition. Plus le cercle est proche du centre, plus le contrôle est étroit et stratégique.

En parallèle de ce concept fondamental se trouve la doctrine officielle, d’origine militaire, des « Trois guerres ». Elle renvoie à l’action non cinétique, c’est-à-dire qui n’implique pas de destruction physique, mais repose sur la manipulation des perceptions, des récits et du droit international, bien que ses applications concrètes restent encore opaques. Si cette doctrine a fait l’objet de nombreuses publications dans les années 2000, elle est beaucoup moins mobilisée aujourd’hui. Du point de vue de Pékin, il existe une continuité historique entre la guerre psychologique et la lutte informationnelle. Un segment émergent serait la « guerre cognitive », laquelle repose sur l’idée que les stratégies d’influence doivent prendre en compte le fonctionnement cognitif des individus — la manière dont le cerveau humain traite l’information — pour être efficaces. 

Pour mettre en œuvre cette vision à l’intérieur comme à l’extérieur, quels sont les principaux acteurs impliqués ? Vous avez évoqué en 2024 un risque de concurrence entre les différents organes : qu’en est-il réellement ? Quel est l’état de nos connaissances sur ce terrain ?

Nous commençons à avoir une connaissance relativement solide des acteurs chinois impliqués dans l’influence informationnelle, même si le système reste, dans l’ensemble, très opaque. L’architecture centrale est articulée autour des trois piliers du régime que sont le Parti, l’État et l’Armée. Cette tripartition n’est pas qu’organisationnelle : elle reflète des logiques opérationnelles distinctes et potentiellement concurrentes. Au sein du Parti communiste chinois, plusieurs organes jouent un rôle stratégique, notamment le département du Front uni, le département des Liaisons internationales et le département de la Propagande. Ces structures clairement identifiables sont chargées de la diffusion des contenus informationnels du Parti, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. Du côté de l’appareil d’État, ce sont principalement les services de renseignement qui sont mobilisés, complétés par certains organismes spécialisés, comme le Bureau des affaires taïwanaises. Enfin, dans le champ militaire, d’autres structures encore prennent en charge les volets non cinétiques de la guerre. 

À mesure que l’on descend dans la hiérarchie politico-administrative chinoise, la lisibilité du système devient plus complexe. Quelques éléments demeurent néanmoins observables. Premièrement, on note une décentralisation significative par le biais d’acteurs situés au niveau des provinces, voire des districts, qui mènent leurs propres opérations informationnelles. Cette fragmentation pose la question de la cohérence stratégique globale : les grandes orientations sont fixées par Pékin, mais les applications locales varient fortement et ne sont pas systématiquement coordonnées.

Plus récemment, des écosystèmes locaux voués à la guerre informationnelle ont vu le jour. Ils sont orientés vers le cyber, comme le cas d’Anxun (I-Soon) l’a illustré : une entreprise chinoise de services informatiques, à l’origine spécialisée dans la sécurisation des activités numériques des entreprises nationales, qui a progressivement glissé vers des opérations offensives à l’étranger, notamment du vol de données. Cette mutation fonctionnelle illustre la porosité entre secteur privé et objectifs étatiques dans le contexte chinois. Ce type d’entreprises s’inscrit dans des réseaux locaux mêlant universités, laboratoires de recherche et administrations publiques. Les étudiants formés dans les universités sont directement recrutés, les recherches scientifiques sont mobilisées et les commandes proviennent parfois directement d’acteurs étatiques, comme le ministère de la Sécurité publique. Ce dernier peut ainsi externaliser des opérations cyber, afin de maintenir une dénégation plausible et ne pas apparaitre directement impliqué. 

Le dispositif global se compose ainsi d’une multiplicité d’acteurs publics et privés, civils et militaires, aux objectifs régionaux ou mondiaux. Ces objectifs peuvent être politiques, économiques, scientifiques ou techniques, etc. Cette diversité rend le système à la fois puissant et difficile à cartographier. L’un des risques majeurs, lorsqu’on analyse la Chine depuis l’extérieur, est donc de projeter une vision monolithique de « l’acteur chinois », alors que le système est beaucoup plus hétérogène qu’il n’y parait.

En parallèle de la publication de votre rapport « Les opérations d’influence chinoises : un moment machiavélien » (Irsem, 2021) (1), un tournant s’est opéré : des États ont pris conscience de la menace informationnelle chinoise. Ce sursaut défensif a-t-il freiné l’efficacité des campagnes d’influence menées par Pékin ?

Paradoxalement, la première limite aux opérations d’influence chinoises, c’est la Chine elle-même. Dans la majorité des cas, ces campagnes sont mal conçues, mal exécutées et peu coordonnées. Elles comportent souvent des erreurs techniques grossières, qui les rendent aisément détectables, y compris par des observateurs non spécialistes. Cela dit, il arrive aussi que la Chine mette en œuvre des opérations beaucoup plus sophistiquées, clandestines et difficilement traçables. Ce contraste soulève une question centrale : comment expliquer la coexistence d’opérations très abouties, mais rares, et d’un grand nombre d’opérations bâclées ?

L’explication réside en partie dans le fonctionnement interne de la bureaucratie chinoise et ses pathologies structurelles. Qu’il s’agisse d’acteurs étatiques, de structures du Parti ou de sous-traitants privés, les commanditaires chinois ne se préoccupent que très peu de l’efficacité réelle des campagnes. Ce qui compte avant tout, ce sont les indicateurs de production. Le système d’évaluation des cadres chinois, par exemple au sein du département de la Propagande, repose majoritairement sur des critères quantitatifs, comme le nombre d’opérations lancées dans l’année et non sur leur qualité ou leur impact réel. Cette logique de « performance administrative » prime sur l’efficacité opérationnelle. Même en cas d’échec manifeste ou d’erreurs grossières, il n’y a pas forcément de retour critique ni de correction. Cette logique rappelle, à bien des égards, le fonctionnement bureaucratique soviétique durant la guerre froide.

Par exemple, en 2023, afin de promouvoir un documentaire à la gloire de la gouvernance de Hong Kong après les manifestations de 2019-2020, les autorités chinoises ont affirmé que le documentaire Spring, Seeing Hong Kong again avait reçu un prix lors d’un prétendu Festival du film de Prague. Or, le festival en question est fictif et le faux site pragois conçu pour l’occasion comportait une erreur grossière (l’apparition d’un message de cookie en chinois) trahissant son origine. Le défaut n’a jamais été corrigé, signe que l’objectif de persuasion réelle importait peu et que la simple existence de l’opération suffisait à remplir les critères bureaucratiques internes. 

Cette logique bureaucratique permet de comprendre la dissonance actuelle entre, d’une part, une masse d’opérations visibles, maladroites, facilement détectées, et d’autre part, quelques campagnes beaucoup plus discrètes, techniques, et donc bien plus redoutables.

Le parallèle avec les méthodes de Moscou est régulièrement établi, au point d’évoquer une « russification » des modes opératoires chinois. Toutefois, des points de divergence existent entre les deux approches. Quels sont-ils ?

Les Chinois ont beaucoup puisé dans le répertoire d’actions russe, de même que les Russes sont fascinés par certains succès chinois, par exemple en matière de contrôle de l’Internet. Les deux pays souffrent également de difficultés de coordination interne similaires. Dans les deux cas, divers acteurs lancent des opérations informationnelles souvent mal coordonnées. Lorsque l’on fait face à des régimes autoritaires, la tendance est souvent de surestimer leur capacité à centraliser, contrôler et rationaliser l’action. Or, l’autoritarisme n’implique pas nécessairement une bureaucratie efficace ni une stratégie cohérente. 

Mais cette dynamique d’apprentissage mutuel ne doit pas masquer des différences profondes. L’un des écarts majeurs concerne le rapport à la main-d’œuvre. Les acteurs chinois s’appuient sur une masse humaine bien plus importante que leurs homologues russes, tout simplement parce qu’ils en ont les moyens démographiques. Cette approche quantitative reflète une conception différente de l’influence informationnelle. La seconde différence notable concerne la maitrise des environnements informationnels étrangers. Sur ce point, les opérations russes sont nettement plus fines, grâce à une connaissance plus poussée des dynamiques médiatiques locales qu’ils mobilisent afin d’adapter leurs récits et de renforcer leur efficacité. À l’inverse, les acteurs chinois témoignent d’une certaine naïveté, voire d’une méconnaissance des contextes culturels, politiques ou médiatiques dans lesquels ils opèrent.

Un exemple parlant concerne le continent africain. Les Russes s’efforcent d’ancrer leur discours dans l’actualité locale, en exploitant des événements ou des tensions spécifiques, qu’ils relient habilement à une vision critique de l’ordre international. Les Chinois, en revanche, ont tendance à parler principalement d’eux-mêmes. Leurs messages se focalisent sur les succès du modèle chinois, les critiques des États-Unis ou du libéralisme, sans prendre en compte les réalités politiques et sociales locales. Cette approche autoréférentielle limite leur efficacité persuasive, en particulier lorsqu’ils s’adressent à des publics éloignés de leur culture politique. Elle révèle une forme d’ethnocentrisme informationnel qui constitue un angle mort stratégique majeur.

En résumé, si les deux puissances partagent une volonté de projection informationnelle et recourent à des méthodes parfois similaires, les Chinois souffrent encore d’un déficit de sophistication stratégique, là où les Russes se montrent plus tactiques et mieux informés des terrains ciblés. 

À l’avenir, quel rôle pourrait jouer l’IA générative dans les campagnes de désinformation chinoises ?

Lorsqu’on parle d’influence, ce qui caractérise encore fortement la stratégie chinoise, c’est l’importance accordée aux réseaux humains. Bien sûr, la Chine mène activement des opérations informationnelles numériques, mais elle continue de s’appuyer grandement sur des canaux non numériques, comme les médias traditionnels ou les relations interpersonnelles. Cette hybridation des modes opératoires constitue une spécificité chinoise qui mérite d’être analysée.

Un exemple particulièrement révélateur de cette méthode est celui des musées Guimet et du Quai Branly. Récemment, une controverse a éclaté à propos de la désignation du Tibet, que certaines institutions ont accepté, conformément aux attentes de Pékin, de renommer « Xizang » — le nom administratif utilisé par Pékin. Le musée du Quai Branly a finalement renoncé à cette appellation, tandis que le musée Guimet l’a maintenue. Officiellement, la direction du musée affirme ne subir aucune pression de l’ambassade de Chine, mais force est de constater que cette décision épouse parfaitement la propagande de Pékin et défend son point de vue au détriment de celui de minorités opprimées. Ce type de stratégie révèle la logique chinoise consistant à influencer indirectement, par des réseaux humains. Il s’agit d’une forme de « capture cognitive » des institutions culturelles occidentales. Le dispositif n’est pas numérique en l’espèce, mais produit des effets concrets dans le champ informationnel, notamment sur notre manière de nommer les choses, donc de les penser.

La Chine commence néanmoins à intégrer de plus en plus l’intelligence artificielle générative dans ses campagnes d’influence. De nombreux contenus textuels et visuels générés par IA, intégrés dans des discours pro-Pékin, circulent déjà : par exemple, des images trafiquées ou entièrement synthétiques destinées à illustrer ou amplifier des récits, des vidéos manipulées ou encore des textes automatisés diffusés massivement sur les réseaux sociaux. Pour l’instant, l’impact de ces contenus reste encore relativement limité, mais la tendance montre que les capacités techniques se développent, que les outils se perfectionnent et que les campagnes sont appelées à devenir de plus en plus crédibles et indétectables.

L’enjeu crucial réside dans la convergence anticipée entre sophistication technologique et apprentissage stratégique. Nos systèmes de détection, nos réflexes critiques et nos institutions ne sont pas encore prêts à faire face à la généralisation de la désinformation automatisée. À terme, l’IA générative pourrait devenir un amplificateur majeur des opérations informationnelles chinoises.

Vous évoquiez sur le plateau de Xerfi Canal en 2024 un effondrement de l’image de la Chine dans l’opinion publique mondiale, en partie lié à sa stratégie offensive en matière de désinformation. Dans quelles régions ce constat est-il particulièrement visible ? Est-ce un paramètre que le Parti communiste chinois pourrait considérer ?

La dégradation de l’image de la Chine est particulièrement marquée dans les pays développés. Elle est manifeste en Europe, très nettement en Amérique du Nord, mais aussi au Japon et en Corée du Sud. Dans d’autres régions du monde, la tendance est bien moins prononcée, voire absente. Les conditions de mesure de l’opinion publique déterminent également ces résultats. Dans certains pays autoritaires — où les canaux d’expression sont restreints, comme en Birmanie — il est moins évident d’évaluer les perceptions vis-à-vis de Pékin. 

À ce jour, rien ne laisse penser que Pékin accorde une grande importance à la dégradation de son image dans l’opinion publique mondiale. La stratégie chinoise semble reposer sur le pari consistant à s’assurer le soutien des élites politiques et économiques, bien plus que celui des populations. Autrement dit, le Parti communiste chinois ne cherche pas prioritairement à séduire les opinions publiques étrangères, mais plutôt à établir des relations d’influence, de dépendance ou de coopération directe avec les gouvernements ou les classes dirigeantes. 

Note

(1) Rapport coécrit avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’IRSEM (https://​www​.irsem​.fr/​r​a​p​p​o​r​t​.​h​tml).

Alicia Piveteau

P. Charon

areion24.news