La migration est un enjeu crucial pour le Maroc. À la fois outil de négociation avec l’Union européenne (UE) et participation à un positionnement stratégique avec et dans le continent africain, le royaume doit gérer les milliers de migrants d’Afrique subsaharienne qui traversent le pays pour rejoindre le Vieux Continent. Et le Maroc a observé des changements importants dans son statut même de nouvelle terre d’immigration. Car longtemps et encore de nos jours, il est avant tout connu pour l’émigration avec une diaspora ancrée en Europe, en France en particuliers.
Plus de cinq millions de Marocains vivent à l’étranger, dont la majorité se trouve en Europe (86,4 % en 2019). Trois pays attirent les trois quarts : la France (31,1 %), l’Espagne (23,4 %) et l’Italie (18,7 %). Après le continent européen, viennent l’Amérique du Nord (3,8 % pour le Canada et 3,6 % pour les États-Unis) et les États arabes (3,8 %). Pour la France, cela s’explique par l’histoire, le passé colonial du protectorat (1912-1956), qui se poursuit par un continuum migratoire. Différentes phases historiques se dessinent pour expliquer la migration internationale des Marocains. La première étape remonte aux deux guerres mondiales, avec des milliers de nords-africains parmi les soldats de la République.
Puis il y a la phase des Trente glorieuses : après le conflit et la décolonisation, la France a un besoin de main d’œuvre pour se reconstruire, ce qui entraîne un contexte de forte immigration de populations issues des pays appartenant à son ancien empire. Le « recruteur » le plus célèbre a été Félix Mora (1926-1995), qui a parcouru, pour le compte de la société Charbonnages de France, le sud marocain à la recherche de « gueules noires » pour grossir la force de travail des mines du Nord-Pas-de-Calais. Leur présence est essentielle dans ces années où le paysage économique de la France se modifie. Ils sont sur tous les fronts : mines, autoroutes, construction automobile, bâtiment, entretien des villes, etc. Cette séquence est suivie d’une politique de regroupement familial à partir de 1974, qui permet aux femmes et enfants de rejoindre des hommes partis seuls travailler. On estimait les Marocains à 10734 personnes en 1954, puis 84236 en 1968, pour atteindre 260025 en 1975. De nos jours, la diaspora marocaine en France est le deuxième groupe démographique le plus important après les Algériens avec 802000 immigrés et 964000 descendants en 2019, selon les statistiques officielles.
La communauté marocaine à l’étranger, tout en augmentant en nombre, évolue dans ses caractéristiques socio-démographiques, culturelles, économiques et politiques, mais reste attachée à son pays d’origine. La diaspora a changé. Le migrant homme, analphabète qui allait travailler dans des emplois peu qualifiés, a laissé la place à d’autres. On observe une mondialisation des flux migratoires et des destinations, des migrations plus clandestines parfois au péril de la vie des individus, une féminisation, à la fois un rajeunissement et un vieillissement de la population marocaine à l’étranger, des migrants plus qualifiés. On note également qu’à partir du Maroc, les foyers d’émigration historiques connus dans les années 1960 (Souss, Rif, moyen et anti Atlas) sont étendus à tout le territoire marocain.
En outre, le royaume développe depuis les années 1990 une politique dédiée aux Marocains résidents à l’étranger, plus communément nommés « MRE ». Il existe un ministère délégué chargé des MRE, sous la houlette des Affaires étrangères. Celui-ci met en œuvre la politique gouvernementale concernant les MRE et les migrants au Maroc, qui s’est aussi doté de deux institutions, la Fondation Hassan II pour les MRE, créée en 1990, et le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, qui a vu le jour en 2007.
Un pays frontière Europe et Afrique
La politique marocaine a vu des changements importants s’opérer au moment où des mutations migratoires se réalisaient sur son propre territoire. Alors que dans les années 2000, certains chercheurs évoquaient le Maroc comme un pays de transit, il est devenu ancrage, étape puis pays d’immigration et d’installation. Le royaume est à la fois aux portes de l’Europe et de l’Afrique, avec 13 kilomètres qui séparent ces deux continents, jonction de deux mondes qui s’opposent, passage pour des milliers de migrants.
La politique migratoire du Maroc répond à la construction de l’espace Schengen qui constitue une frontière extérieure commune à un certain nombre de pays de l’UE. La gestion de ces frontières est au cœur des politiques migratoires européennes avec la mise en place de nouveaux dispositifs : externalisation de la frontière de l’UE dans certains pays d’Afrique (Maroc, Tunisie et Lybie), accords de réadmission avec les pays d’Afrique, dispositifs techniques tel le « Système intégré de vigilance extérieure » en Espagne à partir de 2002. La coopération entre le Maroc et l’UE reste centrée sur les contrôles et la surveillance et permet des baisses drastiques du nombre de migrants au niveau du détroit de Gibraltar.
Par ailleurs, le 11 novembre 2003 est promulguée la loi 02/03 régissant l’entrée et le séjour des migrants au Maroc. Cette loi criminalise les migrants avec son article 42, qui punit d’une amende allant jusqu’à 2000 euros et d’un emprisonnement de 1 à 6 mois, tout étranger pénétrant ou tentant de pénétrer sur le territoire marocain ; et l’article 43 qui punit d’une amende allant jusqu’à 3000 euros et d’un emprisonnement d’un mois à un an si un étranger réside au Maroc sans titre de séjour.
De plus, pour poursuivre cette politique de coopération entre le Maroc et l’UE, le 7 juin 2013, a été signée à Luxembourg, entre le Maroc, l’UE et neuf États (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, Royaume-Uni), la « Déclaration conjointe établissant un Partenariat de mobilité entre le royaume du Maroc et l’Union européenne et ses États membres ». Ce partenariat de mobilité doit mettre en place un accord destiné à faciliter l’octroi des visas pour certaines catégories de personnes, notamment les étudiants, les chercheurs et les hommes d’affaires. Il prévoit également la reprise des négociations sur un accord de réadmission des migrants irréguliers. À partir de 2014, une vague de régularisation a été proposée, sous certaines conditions, aux étrangers résidant sur le territoire marocain depuis plusieurs années. Une seconde vague de régularisation en 2016 a été mise en place, permettant à près de 43000 migrants de régulariser leur situation et d’obtenir un certain nombre de droits tels qu’une couverture médicale et l’accès à la scolarisation pour leurs enfants.
Ainsi, un changement conséquent de la politique étrangère du pays est défini par l’ouverture sur l’Afrique comme un axe prioritaire, qui pousse le Maroc à mettre en place une politique d’accueil des migrants subsahariens.
Le retour à une politique sécuritaire
La situation géographique du Maroc et les relations privilégiées que le pays avait avec la France et l’Espagne en ont fait un acteur clé de la stratégie migratoire de l’Europe et de l’Afrique. Le Maroc négocie sa politique migratoire. L’Europe attribue la fonction de « zone tampon » et demande un double contrôle des frontières avec l’Europe et l’Afrique. Il peut s’agir alors d’une « coopération forcée » ou d’une négociation qui constitue une « rente géographique ». On peut y voir partiellement une instrumentalisation par le Maroc dans cette négociation qui constituerait alors une « contre-stratégie marocaine ».
Deux exemples peuvent être pris. D’abord, le rapport du Conseil national des Droits de l’homme (CNDH) de 2013 a dessiné les contours d’une politique migratoire plus accueillante tout en étant ambitieuse et pro-active. Parmi les mesures qui ont été recommandées par le CNDH, il y a l’amélioration des conditions de vie et la lutte contre toute forme de discrimination à l’égard des migrants. Ce rapport propose la reconnaissance du statut de réfugié, la délivrance de titres de séjours, le renforcement du principe de non-refoulement arbitraire et l’encadrement des procédures administratives par un dispositif juridique. Le CNDH a incité également à un traitement juste et équilibré des individus en présence non régulière sur le sol marocain, en fonction de la durée du séjour et de la situation matrimoniale.
Au même moment, le Maroc, de plus en plus tourné vers le continent africain, où le pays avance progressivement ces pions pour gagner des marchés économiques au sein de certains de ces pays, développe une stratégie humaniste dans son approche de la migration.
Le Maroc a été choisi au sein de l’Union africaine (UA) pour porter le dossier sur la migration. C’est en ce sens que le roi Mohamed VI (depuis 1999) a proposé la mise en place d’un Observatoire africain de la migration, qui sera hébergé à Rabat et qui a pour mission « de tendre à faire de la migration un levier de co-développement, un pilier de la Coopération Sud-Sud, et un vecteur de solidarité », selon les termes du souverain. Il propose également la création d’un poste d’envoyé spécial de l’UA chargé de la migration.
La « Stratégie nationale en matière d’immigration et d’asile » place le Maroc comme un leader en Afrique. Cette politique est le résultat de l’évolution substantielle du cadre de partenariat régissant les relations Maroc-Afrique. Depuis 2014, le Maroc s’est doté de textes de loi dans trois domaines étroitement liés à la question migratoire : l’asile, la migration et la traite humaine. Jusque-là, il ne se pliait qu’aux exigences fondamentales du statut de réfugié, en tant que membre ayant ratifié la convention de Genève.
Le Maroc joue sur plusieurs plans et travaille sa stratégie tant avec l’Afrique qu’avec l’Europe et se positionne même sur l’échiquier mondial. Il a accueilli en décembre 2018 à Marrakech deux évènements mondiaux sur la gouvernance mondiale des migrations : le Forum mondial sur la migration et le développement et le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières.
Cette implication du Maroc dans l’organisation de ces évènements mondiaux montre l’intérêt que porte le pays à la thématique des migrations. Il tente de redorer son image avec l’accueil de ces rencontres. Il se présente tout à la fois comme modèle dans sa politique migratoire « humaine et d’accueil » en lien avec l’agenda africain, tout en rappelant ses engagements envers l’Europe sur la protection de ses frontières.
Mais malgré les efforts du Maroc, cette image de modèle migratoire s’est ternie. En effet, de nombreuses associations et journalistes ont constaté des retours en arrière dans l’approche migratoire du Maroc, dénonçant des aspects sécuritaires du pays. Le Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et des migrants (GADEM) a réalisé en 2018 un rapport détaillé de 65 pages pour décrire la violence utilisée à l’encontre des migrants subsahariens qui tentaient de partir vers l’Europe. Des opérations d’expulsions, d’éloignements, de refoulements, des injures racistes sont décrites. Plusieurs associations subsahariennes de défense des migrants ont vu le jour, s’impliquant davantage dans la nouvelle politique migratoire. En effet, une expression militante composée de migrants subsahariens, qui défendent leurs droits, tente de se constituer. Elle n’est pas autonome en ce qu’elle s’inscrit dans les structures locales institutionnelles (syndicats, notamment).
On observe à quel point le Maroc pratique un « triple jeu » sur les questions migratoires : il regarde et travaille avec sa diaspora pour maintenir des liens ; il négocie et joue une place stratégique avec l’Europe et avec l’Afrique ; il développe une politique migratoire d’accueil des migrants qui sont au Maroc (entre avancées et reculades). Sans oublier que la migration par le Maroc est réactivée ces dernières années, avec des passages par les deux enclaves espagnoles au Maroc que sont Ceuta et Melilla, mais aussi par le port de Tanger. Ces deux enclaves espagnoles ont connu deux évènements dramatiques : le 17 mai 2021, des milliers de migrants marocains et subsahariens tentent de traverser vers Ceuta, saisissant l’opportunité d’une ouverture temporaire du côté marocain ; le 24 juin 2022, plusieurs dizaines de migrants d’Afrique subsaharienne ont trouvé la mort en tentant de forcer les barrières grillagées séparant Nador au Maroc de Melilla.
Chadia Arab
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