Les récentes décisions britannique et américaine de choisir l’E‑7 Wedgetail en tant qu’appareil de détection aérienne avancée, en remplacement des E‑3 Sentry, posent la question de sa diffusion et de sa normalisation au sein l’OTAN ; et, par extension, celle d’un éventuel achat français.
Dans les années 1980, peu d’États disposaient d’appareils de détection avancée et le marché apparaissait comme très fermé. Seule alternative au coûteux E‑3 Sentry (alors acheté par les États-Unis et l’Arabie saoudite), l’E‑2 Hawkeye avait été acquis par le Japon, Israël et Singapour. Mais, dans les années 1990, le marché des utilisateurs d’AEW (Airborne early warning) s’est considérablement étoffé. Aux achats d’E‑3 britanniques et français se sont ajoutées les commandes japonaises d’E‑767 (radar APY‑2 installé sur un B‑767) puis celles de Taïwan, de l’Égypte et du Mexique en E‑2 (1) ; tandis que Saab et Ericsson ont mis au point un Erieye qui a trouvé des débouchés en Suède, au Brésil, en Grèce, au Pakistan et en Thaïlande puis, sous la forme du GlobalEye, aux Émirats et en Suède. Dans le même temps, Israël mettait au point son Phalcon et en vendait un exemplaire au Chili – qui l’a depuis remplacé par deux E‑3D britanniques, le type quittant le service de Londres – et, sous forme d’une variante modernisée, en Italie et en Israël.
Dans ce contexte de plus en plus concurrentiel, la mise en œuvre des technologies AESA (Active electronically scanned array) sur le Phalcon et l’Erieye ouvrait une brèche dans l’offre américaine. Un premier programme visant au remplacement des E‑3 Sentry, des E‑8 Joint-STARS et des RC‑135 Rivet Joint, l’E‑10MC2A, avait été lancé avant de succomber à sa complexité en 2003 (2). Un certain nombre des technologies alors développées ont cependant pu être utilisées sur le Wedgetail. Installé sur un B‑737 de nouvelle génération (l’utilisation d’un A‑310 avait un temps été proposée par Raytheon) et non plus sur un B‑767 comme l’E‑10, il était initialement destiné à répondre au besoin australien de quatre appareils (ensuite porté à six). Il trouvera également des débouchés en Turquie (quatre exemplaires), mais aussi en Corée du Sud (quatre), où sa vente sera quelque peu forcée (3).
Une plateforme commune
Le choix du 737 est le fruit d’une série d’avancées comparativement à l’E‑3 : miniaturisation des systèmes de mission et augmentation des performances d’une plateforme par ailleurs largement utilisée par l’aviation civile, mais aussi, sous la forme du P‑8, par plusieurs forces aériennes et marines. Gréé en appareil AEW, un B‑737‑700 (737‑800 pour la Turquie) dispose d’une autonomie de vol de 10 heures (ou 9 heures à 555 km de sa base), équivalente à celle d’un E‑3. Il peut, au surplus, être ravitaillé en vol à plusieurs reprises (4). Son espace en cabine est important : le volume de 148 m3 et la surface de 75 m² ne sont pas totalement exploités par les divers systèmes ou les zones de travail et de repos de l’équipage, ce qui offre une réelle marge d’évolution. L’utilisation de réacteurs civils (CFM56‑7B24) génère des économies tant en termes de consommation de carburant que de facilité dans la gestion logistique des rechanges. L’équipage est également réduit à deux personnes dans le cockpit (trois sur l’E-3) et jusqu’à une dizaine en cabine.
Le système de mission
Raison d’être de l’appareil, son radar MESA (Multi-role electronically scanned array), fourni par Northrop Grumman, est installé dans un radôme de 10,82 m de long et d’une masse de 3 t surplombant la cellule. Il permet de minimiser la traînée tout en offrant une couverture sur 360°. Cette configuration a, en retour, nécessité l’installation de deux quilles sous l’appareil. Le MESA travaille en bande L et est en mesure de détecter et de suivre jusqu’à 3 000 objectifs aériens ou navals simultanément, l’information étant rafraîchie quasi en temps réel, du fait de la configuration AESA du radar. Cette configuration permet également d’accroître la portée sur des secteurs prédéfinis en fonction de l’énergie qui y est allouée. La portée peut ainsi atteindre 600 km en mode look-up (370 km en mode look-down) contre un objet de la taille d’un chasseur. Le système de mission est également capable d’identifier les cibles, l’appareil disposant d’un système IFF d’une portée de plus de 530 km. L’ensemble des données recueillies est diffusé, après traitement, vers six à dix consoles en fonction de la configuration retenue, les opérateurs pouvant très rapidement « zoomer » vers des secteurs plus particuliers de la zone d’opération qu’ils sont chargés de surveiller. L’ensemble du système a été conçu selon une architecture ouverte, de façon à pouvoir évoluer.
L’appareil peut aussi recevoir des systèmes ELINT en fonction des besoins du client. En Australie, c’est l’ALR‑2001 qui a été choisi. Réputé avoir une portée de 850 km lorsque l’appareil vole à 9 000 m d’altitude, il permet de compléter sa capacité de détection par une veille passive, mais aussi de détecter d’autres signaux qui ne sont pas nécessairement liés aux capacités aériennes adverses. Les systèmes retenus par la Corée du Sud et la Turquie ne sont pas connus, le Royaume-Uni semblant également vouloir équiper ses appareils d’un tel système. Le Wedgetail a été conçu comme un véritable nœud de communication au profit de l’ensemble des forces, et comporte des Liaisons‑11 et ‑16, des systèmes HF et UHF, de même qu’une liaison satellite. Le système permet ainsi nativement de s’intégrer dans les schémas réseaucentrés, comme la Cooperative engagement capability (CEC), testée avec succès par l’Australie dès 2018. Concrètement, la fusion des données issue des radars d’un Wedgetail et d’un destroyer de classe Hobart a permis ensuite de déterminer le lanceur le plus adapté pour traiter la cible. Ces logiques de partage et de traitement automatisé des pistes dépassent la CEC et seront essentielles dans les opérations multidomaines, au profit des forces aériennes, mais aussi terrestres. Enfin, l’appareil peut aussi être doté d’un système d’autoprotection couplé au système ELINT. Outre des leurres, il peut recevoir, comme dans le cas australien, des moyens de protection contre les missiles à guidage IR comprenant des détecteurs de départ missile et un système DIRCM (Directed infra-red counter-measures) Northrop Grumman AN/AAQ‑24(V) Nemesis.
Quelles perspectives ?
Le développement de l’appareil et du système de mission s’est avéré plus long que prévu, Boeing devant prendre à sa charge une partie des coûts. Il a fallu revoir la génération électrique, la ventilation et la structure même de la cellule au regard des contraintes posées par la masse du radar. La mise au point de ce dernier, présenté initialement en 2002, et l’intégration dans le système ont été complexes, de sorte que le premier appareil a été livré en 2010 en Australie, y atteignant sa pleine capacité opérationnelle en mai 2015. Là comme ailleurs, l’appareil a depuis connu une vraie maturation, suffisamment pour qu’il soit choisi par la Royal Air Force britannique. En mars 2019, un contrat pour cinq appareils est signé, sans appel d’offres, avec une première livraison prévue en 2023. Mais l’évolution des taux de change force Londres à revoir à la baisse ses ambitions en mars 2021, avec seulement trois appareils, dont l’intégration des systèmes se fera au Royaume-Uni. Si les cinq appareils étaient initialement estimés à 2,16 milliards de livres, trois désormais prévus coûtaient, en décembre 2022, 2,34 milliards…
Le choix américain est quant à lui intervenu en février 2023 après une mise en concurrence avec le GlobalEye suédois, avec à la clé un contrat de 1,2 milliard de dollars incluant la livraison de deux E‑7 qui serviront au développement des capacités et à l’intégration d’une série de systèmes issus de demandes américaines qui n’ont pas été précisées. Dès avril 2022, l’Air Force se positionnait en faveur du remplacement d’une partie des AWACS par l’E‑7. Avec une configuration et une maturité opérationnelle bien établie, le séquençage du programme mise sur la vitesse. Les deux premiers appareils entreraient en service en 2027 et, entre-temps, 24 autres auraient été commandés. L’ensemble de la flotte de 26 appareils devrait être en service en 2032 – peut-être sous un autre nom que « Wedgetail ».
Le succès pourrait ne pas s’arrêter là pour l’appareil : l’US Air Force pousse déjà au remplacement des NE‑3 AWACS de la flotte multinationale de l’OTAN – qui subissent les mêmes problèmes de vieillissement que ceux de l’USAF – par des E‑7. Les 14 NE‑3 doivent être remplacés à horizon 2035, et les premiers travaux d’évaluation ont commencé en février 2023 après une Request for information publiée en décembre 2022. Boeing sera en compétition avec Saab et son GlobalEye, mais aussi potentiellement d’autres concurrents qui ne se sont pas publiquement manifestés, et qui pourraient se positionner sur un autre type de solution : la distribution des capteurs sur différentes plateformes (aériennes, navales, spatiales), ce qui permettrait de réduire la vulnérabilité d’un système qui s’avérera crucial pour les capacités de supériorité aérienne jusque dans les années 2070…
Notes
(1) La France et le Japon achetant également des E‑2D, trois exemplaires embarqués pour la première et deux basés au sol pour Tokyo, en complément des E‑767. Jusqu’à cinq autres pourraient être acquis.
(2) Certains avaient également envisagé un rôle de ravitaillement en vol…
(3) Séoul avait exprimé sa préférence pour le Phalcon, monté sur Gulfstream 550, la vente de ce dernier nécessitant l’aval des États-Unis en vertu des procédures ITAR. La conclusion du contrat a finalement été bloquée par Washington, au motif qu’elle poserait un problème de prolifération de technologies sensibles…
(4) En 2018, un E-7 de la RAAF australienne a ainsi mené une mission de plus de 17 h nécessitant deux ravitaillements.
Philippe Langloit