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mercredi 16 août 2023

PowerPoint transforme-t-il l’armée qui l’utilise ?

 

Dès l’an 2000, le constat est sans appel : « Vous ne pouvez pas parler aux militaires américains sans connaître PowerPoint », remarque Margaret Hayes de l’Université de défense nationale (NDU) américaine. La même année, le chef de l’état-major des armées américaines donne ordre de réduire « les sonneries et les sifflets » dans les innombrables présentations qui pullulent, chaque jour, dans l’ensemble de l’appareil militaire.

Mais rien ne pouvait arrêter l’histoire d’amour entre ce logiciel et les forces américaines. Robert Gates, secrétaire à la Défense de 2006 à 2011, prend acte, impuissant, de la situation. Dans ses mémoires, il décrit les slides (diapositives électroniques) PowerPoint comme « la malédiction de mon existence dans les réunions du Pentagone ; c’était comme si personne ne pouvait dire mot sans elles ». Or les critiques fusent de toutes parts : son usage abusif déforme le processus décisionnel, et exerce un effet corrosif sur la culture militaire. Depuis la sortie de sa première version en 1987 (suivie cinq ans plus tard par la version 3.0 qui nous est familière), le logiciel de présentation assisté par ordinateur de Microsoft occupe une place prépondérante dans le domaine de l’exposé oral et, plus généralement, de la communication.

L’armée américaine sous le charme

L’armée américaine a été vite conquise. Sa proverbiale fascination pour toute nouvelle technologie, ajoutée à la tradition des briefings militaires, nécessitant souvent des supports visuels (cartes, mouvements des troupes), a créé un environnement particulièrement favorable à ce nouvel outil. Trop favorable peut-­être. C’est un article du New York Times paru en avril 2010 sous le titre « Nous avons rencontré l’ennemi et il s’appelle PowerPoint » qui a révélé au grand public la progression fulgurante de ce logiciel au sein de l’armée américaine en même temps que sa critique (1).

Le lecteur y apprend, stupéfait, qu’un chef de peloton basé en Irak dit passer le plus clair de son temps « à faire des slides PowerPoint ». Et le lieutenant précise : « Je dois constamment préparer des story-­boards, avec des images numériques, des diagrammes et des résumés, sur à peu près tout ce qui se passe. » Et puis il y a cette image, reproduite dans le journal à partir d’une slide présentée au commandant des forces alliées en Afghanistan, le général Stanley McChrystal. Un bol de spaghettis inextricables censé décrire les interactions entre les différentes facettes de la stratégie militaire en Afghanistan. À la vue duquel le général a fameusement fait cette remarque acerbe : « Quand nous aurons compris ce schéma, nous aurons gagné la guerre. » On y découvre aussi qu’il a droit à deux briefings PowerPoint par jour à Kaboul, et à trois supplémentaires pendant la semaine. Les critiques n’y font rien. Celle du général H. R. McMaster par exemple, qui compare le logiciel à une menace intérieure tellement « c’est dangereux ».

Les objections soulevées sont de deux ordres. D’une part, le recours excessif à PowerPoint risque d’empêcher toute réflexion critique et dénature la prise de décision ; de l’autre, il condamne les officiers subalternes à préparer des diaporamas à longueur de journée, d’où leur surnom de « PowerPoint Rangers ». Toujours est-il que la méthode fait tache d’huile. Les partenaires de l’Amérique l’adoptent eux aussi, soit pour pouvoir continuer à communiquer avec l’armée américaine, soit parce qu’ils espèrent ainsi imiter sa « modernité » à peu de frais. Pourtant, dès 2000 le professeur Peter Feaver, conseiller spécial au Conseil de sécurité nationale sous les présidents Clinton et Bush, met en garde : « Si nous voulons vraiment accomplir quelque chose, nous ne devrions pas apprendre à nos alliés comment utiliser PowerPoint. Nous devrions le donner aux Irakiens. Ils ne nous poseraient plus jamais de problème ! »

PowerPoint; une arme de crétinisation massive

PowerPoint étant originellement destiné au monde de l’entreprise, tout son univers est optimisé pour la présentation persuasive des chiffres et des arguments de vente. Les procédés stylistiques si caractéristiques qui en découlent sont faits pour « séduire tout en jouant sur l’autorité et la compétence (2) ». L’attention de l’auditeur est dispersée, la distraction visuelle, voire multimédia, permet de dissimuler la fragilité du raisonnement. Le recours à la nominalisation (phrase verbale transformée en phrase nominale) neutralise l’énoncé, tandis que l’emploi excessif de l’infinitif (faire ceci, faire cela) donne l’illusion d’un argument d’autorité. L’apparence d’impersonnalité est renforcée par la liste à puces (les fameux « bullet points »), simplificatrice et fragmentée, sans liens clairement exprimés, sans références précises, sans traçabilité, mais qui vend l’idée d’un monde complexe parfaitement maîtrisé. En réalité, tout y est subjectif : le choix de ce qui est inclus, exclu, les lettres, les couleurs, les hiérarchies, mais présenté sous une forme dépersonnalisée comme étant la vérité.

Deux exemples sont souvent cités pour illustrer ce biais cognitif. Après le crash de la navette Columbia en 2003, l’enquête a conclu que la rédaction insuffisamment précise d’une diapositive PowerPoint a été l’un des facteurs déterminants qui ont conduit à la tragédie. La Commission parle d’un « problème de méthode » consistant en « l’usage endémique de slides PowerPoint en lieu et place de véritables rapports techniques ». L’autre épisode célèbre est la prestation du secrétaire d’État Colin Powell devant l’ONU pour convaincre le monde entier : l’Irak de Saddam Hussein dissimule bel et bien des armes de destruction massive (ADM). Les arguments en faveur d’une intervention militaire pour contrer cette menace « imminente » furent déroulés au fil de slides là aussi. Deux ans et une guerre plus tard, sans aucune ADM trouvée, Powell admettra que cette présentation reste un souvenir douloureux et « une tache » sur son parcours. Il n’empêche : accompagné d’une mise en scène magistrale, le logiciel a fait son effet, connu sous le nom d’« hypnotiser les poulets  ».

Tous ces défauts (ou avantages, dans le domaine du commerce) sont amplifiés dans un environnement militaire. Avec la désaffection pour l’écriture, la réflexion s’appauvrit, l’argumentation PowerPoint n’exige plus ni cohérence, ni clarté, ni références précises. D’autant que l’on assiste, parallèlement, à la confusion des genres. Ou plutôt à la fusion des différents types de documents. Ceux destinés à la présentation (anciens transparents) et ceux soumis à la lecture normalement (analyse, note de synthèse, compte rendu, rapport) pour aider le processus de décision deviennent tous des présentations PowerPoint. L’ancien secrétaire à la défense Jim Mattis déclare dans ses mémoires : « PowerPoint est un fléau pour la pensée critique. Il encourage la logique fragmentaire chez celui qui le présente et la passivité de l’auditeur. Seule une narration verbale qui relie logiquement un énoncé de problème succinct, au moyen d’une pensée rationnelle, peut permettre d’élaborer des solutions solides. (3) » À moins de le confiner à sa plus simple expression – cartes, graphiques et chiffres –, PowerPoint, dit Mattis, « nous rend stupides ».

Une addiction à haut risque

Les premières alertes ont été lancées dès le début des années 2000, mais l’engouement de l’armée américaine pour PowerPoint ne faiblit guère. Certes, il y a toujours eu de hauts gradés qui ont tenté de lutter contre la vague : Richard Danzig, secrétaire à la Navy sous le président Clinton, déclare qu’il n’assistera à aucune présentation PowerPoint – celles-ci ne se justifient selon lui que si le public est illettré – ; le général McMaster interdit le recours à PowerPoint lorsqu’il mène, en 2005 en Irak, une mission réussie pour sécuriser la ville de Tal Afar ; le général Jim Mattis critique l’usage de ce logiciel lors d’une conférence militaire en 2010 – et il le fait sans PowerPoint – ; Ashton Carter, secrétaire à la Défense fraîchement nommé par le président Obama, bannit PowerPoint en 2015 lors d’une réunion de haut niveau tenue au Koweït. Si ces occasions sont assez rares pour être signalées, c’est parce que le mouvement va dans l’autre sens. Au point que certains officiers refusent carrément de lire des notes de synthèse et exigent des slides à leur place. L’écrit devient de plus en plus rare ; la facilité, c’est PowerPoint.

Sur le terrain, les anecdotes ne manquent pas. Au moment du lancement de l’invasion en Irak, le commandant des forces terrestres n’a pas pu obtenir d’ordre précis sur la conduite des opérations de la part du commandant des forces américaines dans la région (CENTCOM), le général Tommy Franks. En lieu et place d’un ordre écrit, il n’eut droit qu’aux slides PowerPoint présentés à Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense (4). Un historien de l’armée de l’Air des États-­Unis, Eduard Mark, se plaint dès 2003 : quasi tous les documents de l’USAF se présentent désormais sous la forme de briefings PowerPoint. Rarement imprimés ou archivés, sans texte explicatif, ils deviennent incompréhensibles. Un rapport du SIGAR (Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction) note, en 2017, que pour la formation des policiers afghans, les alliés ont utilisé des diapositives PowerPoint ayant déjà servi… dans les Balkans. Mais la conséquence sans doute la plus grave de cet usage excessif de PowerPoint est l’effet délétère qu’il a sur l’ensemble de l’institution militaire. Depuis un quart de siècle, un mécanisme de contre-­sélection s’y opère. Dès 2000, un sondage montre que les jeunes officiers qui décident de quitter l’armée le font en partie à cause de la culture PowerPoint. Depuis, ceux qui entrent s’y sentent à l’aise ou, du moins, n’ont pas d’aversion particulière à l’idée que les « PowerPoint Rangers » sont valorisés comme des guerriers. Voire davantage. La maîtrise de cet « art » de la présentation PowerPoint devient un facteur déterminant dans l’avancement d’une carrière. L’auteur d’un « killer brief » (une présentation à succès) est propulsé vers les plus hauts postes, au mépris des exigences de discipline intellectuelle, de précision et de clarté, qui ne sont primordiales que dans l’écriture. Les priorités se déplacent et, à force, toute l’institution en souffre. Comme l’a dit Marshall McLuhan, l’un des fondateurs des études sur les médias, « nous façonnons nos outils, et ceux-ci, à leur tour, nous façonnent ».

Rompre une addiction n’est certes jamais facile. On attribue à Churchill cette boutade : « On peut toujours compter sur les Américains pour trouver la bonne solution, après avoir épuisé toutes les autres. » En matière de PowerPoint, la prise de conscience ne date pas d’hier, et de plus en plus de voix s’élèvent dans l’armée américaine pour prôner un changement radical. D’ici là, quelle sera l’ampleur des dégâts ?

Notes

(1) Elisabeth Bumiller, « We Have Met the Enemy and He Is PowerPoint », The New York Times, 26 avril 2010.

(2) Franck Frommer, La pensée PowerPoint, Enquête sur un logiciel qui nous rend stupide, La Découverte 2010.

(3) Jim Mattis et Bing West, Call Sign Chaos : Learning to Lead, Random House, 2019.

(4) Thomas Ricks, Fiasco : The American Military Adventure in Iraq, Penguin, 2006.

Hajnalka Vincze

areion24.news