samedi 13 décembre 2025

L’Amérique de Trump lâche l’Europe, Russie et Chine grandes gagnantes

 

Ostensiblement, l’Amérique de Donald Trump a annoncé le 5 décembre lâcher l’Europe dans un document officiel qui fera date tandis que d’autres signaux du président américain semblent confirmer son intention de pactiser à tout prix avec Pékin, une bascule politique dont la Chine et la Russie seront probablement gagnantes et les perdants les alliés des États-Unis.

Une ambiance marquée de stupéfaction et consternation règne dans les chancelleries européennes depuis la publication surprise d’un document de 33 pages intitulé « Stratégie de sécurité nationale », qui annonce un divorce consommé avec l’Europe. La Maison-Blanche y définit sans détour sa nouvelle stratégie de sécurité qui consacre une rupture historique avec l’ère post-1945, prend explicitement pour cible l’Union européenne, portant un coup à une alliance stratégique historique tout en adoptant un ton nettement plus accommodant avec la Chine.

Ce rapport traite l’Union européenne de projet en échec, qualifie les principaux alliés de l’OTAN de peu fiables et met en garde contre un « effacement civilisationnel » imminent sur le continent européen. Usant d’un ton offensif, Donald Trump y écrit que l’objectif américain « devrait être d’aider l’Europe à corriger sa trajectoire actuelle. »

Nombre d’experts dans la presse anglo saxonne ne s’y sont pas trompés pour souligner que dans ce qui constitue un revirement spectaculaire et sans précédent, la nouvelle « stratégie de sécurité nationale » (NSS) de l’administration Trump a fait ce qu’aucun document gouvernemental américain moderne n’avait osé faire : elle désigne désormais l’Europe – et non la Chine ou la Russie – comme le principal ennemi dans la vision mondiale des États-Unis.

La publication de ce texte semble bien aussi confirmer le lâchage de l’Ukraine au profit de la Russie, vu le ton employé Donald Trump ces dernières semaines à l’égard de son président Volodymyr Zelensky désormais sommé d’accepter un « plan de paix » américain d’inspiration russe avant Noël, dans des termes qui reviendraient à une capitulation ukrainienne.

La nouvelle stratégie américaine définie dans ce document préconise une « cessation rapide des hostilités » essentielle « pour stabiliser les économies européennes, empêcher une escalade ou une expansion involontaire de la guerre et rétablir la stabilité stratégique avec la Russie. » Elle souligne le fossé idéologique qui s’est creusé entre Washington et ses alliés traditionnels.

Du même coup, pour le plus grand plaisir de Moscou et Pékin, voici l’Europe plus fragilisée que jamais car confrontée à une guerre à ses portes où l’agresseur, Vladimir Poutine, y voit un soutien supplémentaire pour la gagner, au moment où la Chine ne cesse d’engranger ce qu’elle perçoit comme des renoncements successifs américains en Asie lui permettant de poursuivre avec plus de force encore son ambition de s’y imposer comme la puissance dominante régionale incontestée, l’objectif prioritaire demeurant de s’emparer de Taïwan.

Avec Pékin, désormais priorité au commerce sur la sécurité

S’agissant de la Chine, la tonalité du document est étonnamment accommodante puisqu’elle gomme presque tous les aspects stratégiques et militaires qui étaient au cœur de la diplomatie du premier mandat de Donald Trump et de son successeur Joe Biden pour n’en retenir que la priorité désormais donnée au commerce.

En ce qui concerne la sécurité en Asie, la nouvelle doctrine réaffirme que la dissuasion d’un conflit autour de Taïwan est une « priorité, » mais, signe supplémentaire de l’attitude moins agressive de Trump envers Pékin afin visiblement de ne pas compromettre un vaste accord commercial qu’il souhaite ardemment conclure avec le président chinois Xi Jinping, le nouveau narratif utilise un discours moins assertif sur les menaces militaires chinoises.

C’est ainsi que dans une section décrivant les efforts visant à prévenir une attaque contre Taïwan, elle ne mentionne à aucun moment explicitement la Chine, que la Maison-Blanche présente largement comme un simple défi économique. Elle précise qu’elle « rééquilibrera les relations économiques des États-Unis avec la Chine, en donnant la priorité à la réciprocité et à l’équité [afin de] restaurer l’indépendance économique américaine. »

La NSS préconise un « engagement constructif » et reconnaît la Chine comme un « partenaire mondial clé dans certains domaines, » une formulation qui, selon les observateurs de la géopolitique, aurait été impensable sous les administrations précédentes. « Il s’agit d’un repositionnement sans précédent, » souligne un ancien conseiller politique du département d’État américain cité par la BBC. « Adoucir le ton à l’égard de la Chine tout en durcissant la rhétorique à l’égard de l’Europe, c’est un renversement de 70 ans de stratégie américaine. »

Un changement de doctrine radical qui plaira à Pékin

L’évidence est que cette posture servira les intérêts géopolitiques de la Chine. Les stratèges de Zhongnanhai (中南海), cette résidence ultra-protégée de 670 hectares où résident les plus hauts dirigeants chinois qui jouxte la Cité interdite au centre de Pékin, ne manqueront pas d’y voir les faiblesses de l’Amérique d’aujourd’hui, en l’occurrence l’appétit de Donald Trump pour des « deals » commerciaux immédiats au détriment des véritables enjeux de la planète de demain.

« Ce document, publié vendredi à l’aube sans préavis, souligne la réorientation radicale de la politique étrangère américaine sous Trump et intervient alors que les demandes du président américain visant à mettre fin à la guerre en Ukraine ont suscité des craintes dans les capitales européennes quant à un parti pris pro-russe, » souligne le Financial Times.

« Il s’écarte considérablement de la NSS du président Joe Biden en mettant moins l’accent sur la lutte contre la Chine et la Russie […] (et) abandonne l’idée centrale de la première stratégie de sécurité nationale de Trump et de celle de Biden, selon laquelle les États-Unis sont engagés dans une compétition entre grandes puissances avec la Chine et la Russie », explique Tom Wright, expert en politique étrangère à la Brookings Institution, cité par le quotidien des affaires britannique.

Pour Tom Wright, ancien membre du Conseil national de sécurité sous l’administration Biden, il ressort de ce document que désormais les États-Unis « considèrent la Chine presque exclusivement sous l’angle économique, passent sous silence la menace russe et consacrent l’essentiel de son énergie à s’en prendre aux alliés européens des États-Unis. »

« L’époque où les États-Unis soutenaient le monde entier comme Atlas est révolue, » explique ce document qui ne manque pas de souligner l’importance d’une augmentation des dépenses dans la région indopacifique par le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et également Taïwan, une antienne répétée à l’envi par Donald Trump.

« Il est frappant de constater que cette NSS présente la Chine davantage comme un partenaire économique potentiel que comme un adversaire, s’engageant à rechercher une relation économique véritablement mutuellement avantageuse avec Pékin, » relève Caroline Costello, directrice adjointe du Global China Hub du think tank américain Atlantic Council, spécialisé dans les relations internationales. La précédente NSS décrivait la Chine comme un adversaire fondé sur des valeurs cherchant à « créer des conditions plus permissives pour son propre modèle autoritaire. »

« La NSS ne dénonce ni ne mentionne l’autoritarisme de la Chine. Elle donne également la priorité à la dissuasion d’un conflit autour de Taïwan pour des raisons stratégiques et économiques, et non pour préserver sa démocratie. Cela représente une évolution majeure dans la manière dont Washington encadre sa concurrence avec Pékin. C’est la première fois depuis la NSS de 1988, publiée à une époque d’optimisme envers la réforme et l’ouverture de la Chine au monde, que la NSS ne condamne pas le système de gouvernance chinois et n’exprime pas l’intention de promouvoir une réforme démocratique en Chine, » ajoute-t-elle dans les colonnes du média numérique américain The Hill du 5 décembre.

Un tournant des États-Unis favorable à la Chine ?

Contrairement à la doctrine politique suivie jusque-là par la Maison-Blanche, la nouvelle doctrine ne désigne plus la Chine comme le plus grand défi des États-Unis et représente ce que les dirigeants de Pékin sont susceptibles de considérer comme « un tournant relativement favorable dans la grande stratégie américaine, » estime pour sa part Jessica Chen Weiss, professeure d’études chinoises à la School of Advanced International Studies de l’université Johns Hopkins à Washington, citée le 6 décembre par le Wall Street Journal.

Markus Garlauskas, directeur de l’Indo-Pacific Security Initiative du Scowcroft Center for Strategy and Security relève un autre signe d’assouplissement de la posture américaine à l’égard de Pékin dans le fait que Washington déclare maintenant « ne pas soutenir tout changement unilatéral » au statu quo dans le détroit de Taïwan, l’ancienne formulation étant que l’Amérique déclare « s’opposer à tout changement unilatéral. » « Pékin considère chaque engagement écrit des États-Unis comme une base de négociation […] (et) va s’approprier cette concession et l’utiliser comme point de départ pour les prochaines négociations, afin de demander encore plus de flexibilité, » explique-t-il, cité par le Wall Street Journal.

Certes, Washington y rappelle l’impératif de « renforcer la capacité des États-Unis et de leurs alliés à contrer toute tentative de s’emparer de Taïwan ou d’atteindre un équilibre des forces si défavorable à notre pays qu’il rendrait impossible la défense de cette île. »

Les observateurs notent néanmoins que l’administration Trump n’a pas cédé à toutes les exigences de Pékin sur Taïwan. Selon des rumeurs insistantes qui circulaient avant le sommet en octobre en Corée du Sud entre Xi Jinping et Donald Trump, Pékin faisait pression pour que les États-Unis aillent au-delà de leur position traditionnelle consistant à « ne pas soutenir » l’indépendance de Taïwan pour déclarer dorénavant qu’ils s’y « opposent. »

Ce qui a fait dire au ministère des Affaires étrangères de Taïwan que « la stratégie de sécurité nationale des États-Unis affirme que la dissuasion des conflits autour de Taïwan est essentielle pour la région et le monde. » « La sécurité de Taïwan est le garant de la stabilité de la région indopacifique, c’est pourquoi nous continuerons à renforcer notre autodéfense et à contribuer à la paix et à la prospérité dans la région, » a ajouté le ministère dans un communiqué qui notera aussi l’abandon dans le document de la déclaration habituelle sur le fait que les États-Unis « ne soutiennent pas l’indépendance de Taïwan. »

Mais pour Ryan Fedasiuk, chercheur à l’American Enterprise Institute, cité le 6 décembre par le quotidien japonais Nikkei Asia, l’absence de toute déclaration sur ce sujet ultra-sensible pour Pékin pourrait être un « compromis » délibéré visant à stabiliser les relations avec la Chine. Pour autant, selon Bonnie Glaser, directrice générale du programme Indopacifique au German Marshall Fund of the United States citée dans le même média, « Pékin continuera de penser que la déclaration passée selon laquelle les États-Unis ‘’ ne soutiennent pas l’indépendance de Taïwan ‘’ ne correspond plus à la politique américaine. »

C’est ainsi que lors des nombreuses rencontres sino-américaines prévues pour 2026, « Xi fera pression sur Trump pour qu’il affirme plus clairement l’opposition des États-Unis à l’indépendance de Taïwan et leur soutien à la « réunification » de la Chine, tout comme il a fait pression sur [l’ancien président américain Joe] Biden pour qu’il le fasse, » explique-t-elle, pour ajouter que « l’absence d’engagement de Trump sur la question taïwanaise revêt une importance réelle pour Pékin. »

D’autres experts relèvent que Washington ne mentionne pas une seule fois la Corée du Nord et les inquiétudes qu’elle suscitent en Corée du Sud alors que cette puissance nucléaire menaçante et gouvernée d’une main de fer par Kim Jong-un était mentionnée dix-sept fois dans la première NSS de l’administration Trump.

Les prochains rendez-vous pour le dialogue sino-américain

La Chine aura de nombreuses occasions pour poursuivre son offensive diplomatique avec les États-Unis au sujet de Taïwan car les présidents des deux plus grandes économies mondiales pourraient se rencontrer quatre fois en 2026 : lors du prochain sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) prévu en Chine, lors d’une réunion du G20 aux États-Unis et lors de deux visites d’Etat de Donald Trump en Chine au printemps et de Xi Jinping plus tard dans l’année aux États-Unis.

Sévère à l’égard de Trump comme il l’est traditionnellement, le 5 décembre l’hebdomadaire britannique The Economist titre ainsi un article sur ce nouveau document : « La stratégie de politique étrangère sombre et incohérente de Donald Trump : Les alliés pourraient paniquer ; les despotes se réjouiront. »

« En Asie […] les alliés liront la NSS avec un mélange de soulagement immédiat et de morosité à long terme. Les passages sur Taïwan auraient pu être pires », souligne l’hebdomadaire. « Le scénario cauchemardesque pour des alliés tels que le Japon, les Philippines et la Corée du Sud aurait été une NSS déclarant que […] Taïwan n’est pas un intérêt existentiel pour les États-Unis […] Au lieu de cela, la NSS réaffirme la position des États-Unis selon laquelle ils « ne soutiennent aucun changement unilatéral du statu quo dans le détroit de Taïwan. »

« Certes, il n’y a rien sur l’importance de Taïwan en tant que démocratie amie pro-occidentale dont la population s’oppose massivement à passer sous la domination de la Chine. Mais la stratégie présente de manière réaliste et lucide l’importance de Taïwan en tant que bastion stratégiquement situé au milieu de la « première chaîne d’îles » qui s’étend du Japon aux Philippines en passant par Taïwan, encerclant ainsi les forces navales et aériennes chinoises. En outre, la NSS reconnaît l’importance de Taïwan en tant que première source de semi-conducteurs de pointe, » explique The Economist.

« En conséquence, les États-Unis maintiendront des forces capables de dissuader toute tentative de prise de Taïwan ou de contrôle des voies maritimes proches de cette île ou dans la mer de Chine méridionale, » relève encore l’hebdomadaire.

La publication de cette nouvelle doctrine américaine coïncide avec des tensions croissantes en Asie de l’Est qu’ont encore renforcé une rhétorique elle aussi très tendue entre Pékin et Tokyo après des propos le mois dernier de la Première ministre japonaise Sanae Takaichi sur le fait que le Japon pourrait intervenir militairement en cas de tentative d’invasion de Taïwan par la Chine.

Des tensions toujours plus fortes en Asie de l’Est

Le ton employé par la Chine depuis fait craindre une escalade entre les deux voisins traditionnellement antagonistes, Pékin déclenchant des mesures de représailles économiques accompagnées d’une rhétorique guerrière. La presse d’État chinoise accuse Tokyo d’une « escalade militariste » poussant la région au bord du conflit, tandis que l’Armée populaire de libération multiplie les démonstrations de force dans la zone.

Le Japon est de son côté engagé dans une dynamique de réarmement massif pour porter son budget militaire à un niveau inédit depuis 1945 de 2% de son PIB. Tokyo a en outre entrepris le déploiement d’une unité de défense électronique sur l’île de Yonaguni, la terre la plus occidentale de l’archipel japonais, située à 110 km de Taïwan.

Cette unité de guerre électronique n’est que le premier pas d’un projet beaucoup plus large : la fortification progressive de tout l’archipel japonais des Ryūkyū, qui serait en première ligne en cas de conflit autour de Taïwan. Tokyo déploie le long de ce groupe de plus de 160 îles des batteries de missiles antinavires, des radars, des dépôts de munitions et de nouvelles capacités de renseignement.​

Les médias japonais avaient laissé transparaître un certain dépit du gouvernement japonais du fait de l’absence de réaction officielle de soutien de Washington dans cette crise mais le Japon pourra trouver quelque réconfort dans le fait que deux bombardiers B-52 à capacité nucléaire de l’armée de l’air américaine ont survolé la mer du Japon aux côtés de chasseurs japonais F-35 et F-15 mercredi 10 décembre dans une démonstration de force après des exercices militaires sino-russes ces derniers jours dans les airs et les mers autour du Japon et de la Corée du Sud

Mardi, deux bombardiers russes venant de la mer du Japon avaient rejoint deux bombardiers chinois au-dessus de la mer de Chine orientale, puis effectué un vol conjoint à longue distance au large de l’île japonaise de Shikoku. Quatre avions de chasse chinois les ont accompagnés lorsqu’ils ont survolé l’espace aérien entre Okinawa et Miyako.

« Cet exercice bilatéral réaffirme la ferme volonté du Japon et des États-Unis de ne tolérer aucun changement unilatéral du statu quo par la force », a déclaré l’état-major interarmées japonais. « Il démontre également la préparation des Forces d’autodéfense japonaises et des forces armées américaines, et renforce encore les capacités de dissuasion et de réponse de l’alliance nippo-américaine. »

Cette initiative fait aussi suite à un incident survenu samedi, au cours duquel des faisceaux radar ont été dirigés vers des avions de chasse japonais F-15 qui avaient décollé en urgence pour se mettre en alerte face à des chasseurs chinois J-15 lancés depuis le porte-avions chinois Liaoning. Selon le ministère japonais de la Défense, cet incident s’est produit à deux reprises, la première entre 16 h 32 et 16 h 35, puis entre 18 h 37 et 19 h 08.

Au-delà du conflit russo-ukrainien qui a donné lieu à un rapprochement sino-russe spectaculaire, ces derniers événements illustrent la montée régulière des tensions dans cette zone devenue l’épicentre de la rivalité sino-américaine. Nul doute que Pékin restera aux aguets pour tirer avantage de toute faiblesse américaine.

Pierre-Antoine Donnet

asialyst.com