S’il est une île stratégique par excellence, c’est Malte ! Les principaux protagonistes de l’histoire méditerranéenne ne s’y sont pas trompés : des Phéniciens aux Anglais, tous ont tenu à la contrôler. Elle est certes petite (27 km sur 14 km) et aride, mais la modicité de ses ressources est compensée par l’excellent site portuaire de La Valette et surtout par une situation géostratégique exceptionnelle.
À 90 km au sud de la Sicile, à 300 km à l’est de la Tunisie et à 340 km au nord de la Libye, l’île contrôle les routes maritimes reliant l’Italie à l’Afrique du Nord. Au débouché est du canal de Sicile, elle surveille en outre le passage de la Méditerranée occidentale à la Méditerranée orientale. Cet atout fut démultiplié par l’ouverture du canal de Suez en 1869, puisque Malte est à peu près équidistante de Gibraltar (à 1 800 km) et de Port-Saïd (à 1 600 km), ce qui en fait une position clé de la route des Indes ; aussi, les Britanniques y basèrent-ils leur Mediterranean Fleet au XIXe siècle. Mais la naissance de l’aviation rebattit les cartes : « Qui désire être le maître de la mer doit avoir la supériorité des forces aériennes, et il n’est pas improbable que, dans un avenir rapproché, ce soit dans l’air que se tranche la maîtrise des mers étroites », écrivait en 1910 un stratégiste anglais (1). Malte allait en donner la preuve de 1940 à 1942.
Menaces sur Malte
Au milieu des années 1930, Malte était devenue l’épicentre des rivalités italo-britanniques, car elle se trouvait au carrefour de l’axe nord-sud suivi par l’expansionnisme italien depuis la conquête de la Libye en 1911 et de l’axe ouest-est sur lequel reposait l’Empire britannique. Or l’île n’était située qu’à 20 minutes de vol des aérodromes siciliens. Certains stratèges britanniques préconisaient donc de l’abandonner en cas de guerre : on se contenterait de tenir Gibraltar et Suez en déroutant les communications entre le Royaume-Uni et l’Inde sur le cap de Bonne-Espérance. D’autres, dont Churchill, plaidaient au contraire pour la défense de Malte : de Londres à Alexandrie via l’île, il n’y a en effet que 5 574 km, contre 21 492 km par la route du Cap, soit trois semaines de mer contre trois mois (2). Les autorités britanniques optèrent pour une solution de compromis : on garderait Malte, mais on n’y baserait que des forces légères ; les grands bâtiments, eux, opéreraient depuis Gibraltar et Alexandrie, à bonne distance des aérodromes italiens. Restait à doter l’île d’un minimum de protection contre les avions de la Regia Aeronautica, fer de lance des ambitions mussoliniennes. En 1939, on y installa le premier radar déployé hors du Royaume-Uni, on renforça son artillerie antiaérienne et on y envoya quelques chasseurs. C’était peu de chose, mais au sortir d’une longue phase de déclin militaire, le Royaume-Uni ne pouvait en faire davantage.
Le 10 juin 1940, Mussolini déclara la guerre au Royaume-Uni ; le lendemain, Malte subit son premier bombardement. Pour combattre les avions italiens, les Britanniques ne disposaient alors que d’une douzaine de biplans Gladiators, et encore ne pouvaient-ils en faire décoller que très peu à la fois, n’ayant qu’un aérodrome sous-équipé et deux autres en cours de construction ; d’où la pieuse légende selon laquelle Malte aurait été défendue par trois appareils seulement, la Foi, l’Espérance et la Charité.
Dans ces conditions, la défense de l’île reposait largement sur l’artillerie antiaérienne. Celle-ci se composait de 42 pièces à tir rapide : 34 lourdes et 8 légères. Les pièces lourdes avaient pour mission d’engager les formations ennemies à grande distance et à haute altitude ; les légères devaient fournir une protection rapprochée aux aérodromes et aux chantiers navals de l’île, notamment contre les bombardiers en piqué. Beaucoup de pièces lourdes étaient statiques alors que les pièces légères avaient l’avantage de pouvoir être déplacées rapidement.
Au total, Malte était mal défendue. Heureusement pour elle, les Italiens ne tenaient guère à l’attaquer. En effet, elle ne leur apparaissait plus comme une menace majeure depuis que les grands bâtiments de la Mediterranean Fleet l’avaient évacuée. D’autre part, Rome pariait sur un effondrement rapide du Royaume-Uni face à l’Allemagne et à l’offensive que l’armée italienne de Libye s’apprêtait à lancer contre l’Égypte ; en attendant, on se contenterait d’user la résistance de l’île par un blocus à distance doublé de raids aériens. Cette relative passivité des Italiens permit aux Britanniques de renforcer leur potentiel. Le 19 juin 1940, 12 bombardiers-torpilleurs Swordfish venus de Tunisie, alors protectorat français, se posèrent sur l’île et lancèrent immédiatement des raids sur les côtes siciliennes. Peu après, cinq chasseurs Hurricane arrivèrent par la même route.
Mais ces renforts restaient trop modestes pour que Malte pût remplir ses trois missions : assurer sa propre défense aérienne, protéger les convois transitant de Gibraltar à Alexandrie et attaquer les convois italiens en route pour la Libye. Il fallait donc envoyer de nouveaux avions sur l’île. La difficulté était que les chasseurs britanniques n’avaient pas assez d’autonomie pour voler de Gibraltar à Malte et ne pouvaient plus faire escale en Tunisie depuis la chute de la France. D’où le recours à des porte-avions qui, partis de Gibraltar, s’avançaient vers l’est jusqu’au point où leurs appareils pouvaient décoller pour Malte, procédé baptisé « Club Run » (3). Douze chasseurs Hurricane arrivèrent ainsi sur l’île le 2 août 1940, mais le deuxième envoi, le 17 novembre, se finit dramatiquement : ralentis par des vents contraires, huit autres chasseurs sur 12 tombèrent à la mer, en panne de carburant.
Entre-temps, fin août-début septembre 1940, la cohérence du dispositif britannique avait été vérifiée par le passage d’ouest en est d’un convoi comprenant notamment des renforts pour l’escadre d’Alexandrie – dont le porte-avions Illustrious – et des canons
antiaériens pour Malte. Le 6 septembre, par ailleurs, trois bombardiers légers partis du Royaume-Uni s’étaient posés sur l’île. Ils jouèrent un rôle important dans les vols de reconnaissance qui permirent aux avions de l’Illustrious d’attaquer la base navale de Tarente dans la nuit du 11 au 12 novembre 1940. Ce raid coûta trois cuirassés à la Regia Marina, qui dut ensuite se replier sur Naples. Les Britanniques en profitèrent pour continuer à envoyer des pièces antiaériennes à Malte, où arrivèrent aussi trois nouveaux radars fin 1940.
Tout cela n’avait pas empêché l’armée italienne de Libye de lancer son offensive sur l’Égypte en septembre 1940 : Malte était trop occupée à survivre pour pouvoir intercepter les convois qui la ravitaillaient. Mais cette armée, sous-équipée, dut se replier en décembre devant les forces britanniques. En octobre-novembre, d’autre part, une offensive italienne avait échoué en Grèce. La Regia Aeronautica avait dû appuyer ces opérations terrestres, ce qui l’avait obligée à relâcher la pression sur Malte, où elle avait d’ailleurs perdu beaucoup d’appareils. Décidément, l’année 1940 se terminait bien mal pour l’Italie. Mais l’Allemagne se préparait à entrer en lice.
De la crise au sursaut
Au début de la guerre, Hitler ne s’était guère intéressé à la Méditerranée. Mais les déboires de ses alliés italiens ne pouvaient le laisser indifférent, car si cette mer restait aux mains des Britanniques, ceux-ci pourraient se projeter en Grèce, donc menacer le flanc sud des armées allemandes, qui s’apprêtaient à attaquer l’URSS. C’est pourquoi le Führer décida en décembre 1940 l’envoi en Sicile d’une grande unité aérienne, le X. Fliegerkorps, fort de 255 appareils, dont 210 bombardiers en piqué Stuka et bombardiers moyens.
Dès le début de janvier 1941, l’aviation allemande matraqua Malte. Le 10 en outre, une nuée de Stuka attaqua l’Illustrious, qui protégeait alors des convois à destination de la Grèce. Atteint par six bombes, le porte-avions réussit à gagner Malte, où l’on entreprit des réparations d’urgence. Pendant 12 jours, les Stuka s’acharnèrent sur le chantier naval de La Valette : l’Illustrious fut encore touché deux fois, et eût à coup sûr été anéanti sans la défense fournie par les Hurricane et l’artillerie antiaérienne. Enfin, le 23 janvier, il parvint à appareiller de Malte et rallia Alexandrie le surlendemain.
Pendant ce temps, l’armée britannique d’Égypte avait conquis la Cyrénaïque. Mais Malte, bombardée sans relâche, ne pouvait plus protéger les convois qui ravitaillaient les Tommies. A contrario, l’Afrika Korps de Rommel débarqua en Libye en février 1941 et reprit la Cyrénaïque début avril. En avril-mai, d’autre part, l’Allemagne envahit les Balkans et la Crète. Ces combats s’accompagnèrent de durs engagements navals : l’escadre d’Alexandrie y perdit trois croiseurs et six destroyers, plus 12 navires très endommagés.
Depuis la Cyrénaïque et la Crète, les avions allemands menaçaient plus que jamais les communications entre Malte et Alexandrie, d’ailleurs compromises par l’affaiblissement de l’escadre d’Alexandrie ; en outre, les Hurricane qui défendaient le ciel maltais s’avéraient inférieurs aux Messerschmitt Bf 109. L’étau se resserrait donc sur Malte, qui ne pouvait presque plus attaquer les convois italiens dont dépendait Rommel. Or, si ce dernier réussissait à s’emparer du canal de Suez, la survie de l’Empire britannique serait compromise… Conclusion : il fallait à tout prix renforcer la défense aérienne de Malte. On en revint donc aux Club Runs : d’avril à novembre 1941, 12 envois permirent de baser à Malte 317 Hurricane et 19 torpilleurs-bombardiers. Certes, les deux tiers des Hurricane rallièrent ultérieurement l’Égypte ; certes aussi, l’aviation ennemie abattit ou détruisit au sol une partie de ceux qui restèrent dans l’île ; mais cette dernière était incontestablement mieux défendue, d’autant que la menace diminuait. En effet, l’offensive contre l’URSS obligea l’Allemagne à retirer le X. Fliegerkorps de Sicile en juin 1941 ; le bombardement de Malte redevint donc l’affaire des Italiens. Mieux encore : le potentiel offensif de Malte s’accrut sensiblement avec l’entrée en service de radars aéroportés permettant d’attaquer de nuit les convois italiens et avec l’arrivée de bombardiers légers et moyens. La flottille sous-marine de Malte fut elle aussi renforcée, jusqu’à compter une dizaine d’unités. Enfin, des croiseurs légers et des destroyers rallièrent l’île pour participer à la lutte contre les convois de l’Axe.
Encore fallait-il envoyer à Malte le carburant et les munitions nécessaires ainsi qu’une aide alimentaire pour ses 275 000 habitants. Heureusement, l’amélioration du rapport de force rendait de nouveau possible le passage de convois. En septembre 1941 notamment, neuf navires marchands appareillèrent de Gibraltar sous la protection d’unités lourdes, la dernière partie du trajet étant couverte par l’aviation et les sous-marins basés à Malte. Bien qu’attaqué par plus d’une centaine d’avions italiens, le convoi ne perdit qu’un marchand. De juin à novembre 1941, inversement, les convois de l’Axe perdirent 23 % du matériel et 30 % de l’essence qu’ils transportaient. Ce fut pire en novembre, mois au cours duquel les aviateurs et marins de Malte coulèrent 62 % du tonnage sur lequel comptait Rommel (4). Celui-ci était donc en fâcheuse posture lorsque débuta la contre-offensive britannique qui, en novembre-décembre 1941, le chassa de Cyrénaïque. À cette date, hélas, Malte luttait de nouveau pour sa survie.
L’ultime bras de fer
Dès novembre 1941, la situation de la Royal Navy en Méditerranée s’était brusquement dégradée, car les Allemands y avaient envoyé 24 U‑Boote. Le 13 novembre, un porte-avions avait été torpillé au retour d’un Club Run, bientôt suivi par deux autres bâtiments. Puis vint la fatale nuit du 18 au 19 décembre, dans laquelle deux navires légers de Malte sautèrent sur des mines tandis que des plongeurs de combat italiens coulaient les derniers cuirassés de l’escadre d’Alexandrie. Malte se trouvait donc plus isolée qu’un an auparavant. Qui pis est, elle devait affronter le retour de la Luftwaffe, rendue disponible par la pause hivernale sur le front russe. Il est vrai que l’île disposait maintenant de quelque 80 chasseurs et 230 canons antiaériens. Mais le défi à relever était ardu, car le II. Fliegerkorps, arrivé en Sicile en décembre 1941, alignait près de 400 appareils au mois de mars 1942, sans compter ceux de la Regia Aeronautica. Dès janvier du reste, les bombardements avaient détruit au sol des dizaines d’avions et contraint les bâtiments encore présents à quitter Malte. De ce fait, les convois italiens avaient retrouvé une quasi-impunité, permettant à Rommel de commencer la reconquête de la Cyrénaïque en janvier 1942. Il ne restait plus qu’un recours aux Britanniques : reprendre les Club Runs. De mars à octobre 1942, plus de 350 chasseurs arrivèrent à Malte en 14 envois ; il s’agissait de Spitfire, bien mieux taillés que les Hurricane pour affronter les Messerschmitt. Mais l’Axe tenta de tuer la manœuvre dans l’œuf en intensifiant ses raids : en mars-avril 1942, la malheureuse île reçut deux fois le tonnage de bombes larguées sur Londres pendant les huit mois du Blitz et nombre de Spitfire furent anéantis sur leurs aérodromes. Les batteries antiaériennes furent elles aussi ciblées : c’était un choix judicieux en lui-même, mais que les Britanniques déjouèrent en déplaçant continuellement ceux de leurs canons qui pouvaient l’être et en multipliant les faux sites d’artillerie.
En mai 1942, la situation s’améliora, les Spitfire commençant à être assez nombreux pour relever la tête. D’autre part, le II. Fliegerkorps quitta la Sicile en juin, car les opérations aériennes avaient repris en URSS. Enfin, Rommel pénétra en Égypte fin juin : son offensive ne pouvait se passer de l’appui de la Luftwaffe, ce qui éloigna cette dernière de Malte. Cependant, l’île manquait cruellement de vivres, d’essence et de munitions ; deux convois avaient été envoyés à son secours début juin, mais seuls deux navires marchands sur 17 y étaient arrivés. En août, un autre convoi en perdit neuf sur 14, sans compter la destruction d’un porte-avions, de deux croiseurs et d’un destroyer. Ce lourd revers tactique n’en était pas moins une victoire stratégique, car les cargaisons des cinq navires parvenus à bon port sauvèrent Malte et reconstituèrent son potentiel offensif.
Les forces de l’île purent dès lors recommencer à frapper les convois de l’Axe. Début octobre 1942, les Allemands lancèrent un ultime assaut aérien sur Malte, mais subirent des pertes d’autant plus prohibitives qu’ils peinaient à les combler, alors que les Spitfire, pourvus de réservoirs additionnels, pouvaient désormais couvrir par eux-mêmes la distance Malte-Gibraltar. En novembre, Rommel, battu à El-Alamein, dut décrocher vers l’ouest cependant que de puissantes forces anglo-américaines débarquaient au Maroc et en Algérie. Dans ce contexte, l’Axe ne pouvait plus menacer sérieusement Malte.
Un ultime bouclier
« Si la Grande-Bretagne a sauvé le monde, Malte a sauvé la Méditerranée », a écrit l’amiral de Belot (5). On pourrait ajouter que la défense aérienne sauva Malte. Dans les moments de grande détresse, elle se contenta de protéger les installations vitales de l’île. Dans les moments fastes au contraire, elle étendit son parapluie protecteur sur la Méditerranée centrale, couvrant le passage des convois britanniques comme les opérations navales et aériennes contre les convois italiens. Ces alternances impactèrent directement les opérations terrestres : chaque fois que Malte lutta pour sa survie, les forces de l’Axe marchèrent sur l’Égypte ; chaque fois qu’elle put respirer, l’armée britannique entra en Libye. En somme, la défense aérienne de Malte commanda le trafic maritime dans un rayon de 500 km autour de l’île ; ce trafic maritime détermina le destin du canal de Suez, 1 500 km plus à l’est, et avec lui celui de l’Empire britannique.
Parmi les facteurs qui facilitèrent initialement la défense aérienne, il ne faut sans doute pas surestimer la place des radars, peu nombreux à Malte et encore expérimentaux au début de la guerre ; entre les stations de détection et les chasseurs basés sur l’île, la coopération ne fut pas aussi étroite que celle qui caractérisa la bataille d’Angleterre. Mais dans la durée, les radars furent un vrai atout pour Malte. Les chasseurs, quant à eux, furent souvent trop peu nombreux pour relever le défi posé par l’aviation germano-italienne ; l’artillerie antiaérienne constitua à cet égard l’ultime bouclier de l’île. On soulignera cependant que celle-ci n’aurait pas tenu bon sans les flux logistiques assurés par la Royal Navy, flux qui comportaient leur propre défense aérienne (chasse embarquée et artillerie antiaérienne). En fin de compte, l’optimisation du peu de moyens disponibles aboutit à un résultat remarquable, même si les 3 000 raids aériens que Malte a subis en deux ans détruisirent plus de 5 500 maisons, en endommagèrent 24 000 autres et coûtèrent la vie à 1 300 civils.
Notes
(1) Charles à Court Repington, « De nouvelles formules de guerre contre les anciennes », Revue maritime, vol. 3, 1910.
(2) Temps de trajet moyens d’un convoi marchand, dont la vitesse est nécessairement celle de son bâtiment le plus lent.
(3) « La course du Club », le Club étant le surnom de l’escadre de Gibraltar.
(4) N. A. M. Rodger, The Price of Victory, Allen Lane, 2024, p. 447-448.
(5) Cité par Jacques Godechot dans Histoire de Malte, Paris, PUF, 1981, p. 114.
Martin Motte