Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 4 septembre 2023

«Nous avons empêché l’Iran de se doter de la bombe atomique»

 

Kevin Chalker, qui a servi l’agence américaine de renseignement extérieur pendant une décennie,
 se décrit comme la «carotte» de la CIA
URS JAUDAS


Selon les médias suisses, Kevin Chalker a espionné le président de la FIFA, Gianni Infantino, et même Poutine. Il s’exprime sur les opérations secrètes de la CIA.

En cinquante et un ans, il n’a jamais donné d’interview. Les apparitions médiatiques ne convenaient pas du tout à son travail: Kevin Chalker était un agent de la CIA, l’agence américaine de renseignement extérieur. Il a mené des opérations sous couverture contre l’Iran et la Corée du Nord, comme il le révèle aujourd’hui. Kevin Chalker, désormais à la tête de deux entreprises de sécurité privées, s’exprime dans une interview pour laquelle il s’est rendu à Zurich cette semaine. En effet, il a récemment fait la une des journaux en Suisse, plus qu’il ne l’aurait souhaité. Trois médias suisses ont fait état d’une vaste opération d’espionnage qu’il aurait menée pour le Qatar.

Monsieur Chalker, sous quel nom êtes-vous entré en Suisse?

Kevin Chalker.

Là, nous sommes un peu déçus. Nous pensions que le superespion voyageait sous couverture.

Je ne suis pas venu en Suisse pour espionner, mais pour me défendre.

Les médias suisses vous rendent responsable d’une énorme opération d’espionnage. Avez-vous écouté des conversations secrètes entre l’ex-procureur général de la Confédération Michael Lauber et le président de la FIFA, Gianni Infantino?

Ce n’est pas le cas.

Mais avez-vous espionné Vladimir Poutine lorsqu’il était à Zurich en 2010, pour l’attribution de la Coupe du monde de football?

Je ne l’ai pas fait non plus.

Votre prétendue activité d’espionnage pour le Qatar a d’abord été rapportée par l’agence de presse AP, puis par la chaîne télévisée alémanique SRF, l’hebdomadaire alémanique «SonntagsBlick» et l’édition dominicale de la «Neue Zürcher Zeitung», la «NZZ am Sonntag».

Il n’y avait que deux reporters: d’abord un Américain pour AP, puis un Suisse pour les trois médias cités. Nous engageons des poursuites judiciaires contre tous. Mais il faut que je développe un peu.

S’il vous plaît.

Il y a un gros conflit entre le Qatar d’une part, et l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d’autre part. Soit on est dans un camp, soit on est dans l’autre. Je suis dans le premier camp parce que j’ai fourni des services de sécurité au Qatar, notamment pour la Coupe du monde 2022, que les Saoudiens et les Émirats arabes unis auraient préféré retirer au Qatar. C’est pourquoi je suis entraîné par les médias dans une sorte de guerre par procuration, notamment parce que, en tant qu’ex-employé de la CIA, je peux faire les gros titres.

Pendant près de deux ans, vous avez gardé le silence sur ces accusations. Pourquoi le rompez-vous à présent?

Le conseil juridique que j’ai reçu au début était de ne rien dire. La tempête était supposée se calmer. Je me suis contenté de démentis généraux. Mais les histoires sont devenues de plus en plus invraisemblables. J’ai perdu des contrats de plusieurs millions à cause de cela. Une compagnie d’assurances a même résilié ma police d’assurance habitation pour mon logement privé. La tempête ne s’est pas calmée. Les accusations et les mensonges sont devenus de plus en plus grotesques. C’est pourquoi je donne maintenant ma toute première interview.

Commençons par le début. Qu’avez-vous fait pour le service de renseignement extérieur américain?

J’ai rejoint la CIA à cause du 11 septembre, là où mon père avait déjà travaillé. Auparavant, j’ai longtemps vécu au Japon. Après les attentats d’Al-Qaida contre les États-Unis en 2001, j’ai eu le désir patriotique de servir mon pays et la CIA. Au lieu de faire appel à mon expérience en Asie de l’Est et à mes connaissances en japonais et en chinois, j’ai été chargé d’empêcher la prolifération des armes nucléaires en Iran.

Comment s’y prend-on?

Je suis sorti de la «Farm», l’école de formation de la CIA, pour rejoindre le bureau de la direction des opérations qui devait s’occuper du programme nucléaire iranien. Il ne comptait que cinq personnes. Lors d’une réunion un lundi matin, mon chef m’a dit: «Nous venons de recevoir cet ordre de la Maison-Blanche.» Nous devions convaincre des scientifiques iraniens de faire défection. Il m’a dit: «Kevin, c’est ta chance.»

D’accord.

La CIA avait recruté, avec beaucoup de succès, des agents secrets soviétiques pendant la guerre froide. Mais ceux qui l’avaient fait étaient tous partis. J’ai regardé dans de vieux documents comment procéder et j’ai lancé ma première mission. Je ne pense pas que quiconque au quartier général pensait que je reviendrais vivant. Mais je l’ai fait, avec succès, pendant plusieurs années. J’étais le seul officier à avoir rencontré des personnes des trois générations du programme secret iranien de fabrication d’armes nucléaires. J’en suis très fier, car cela a changé la politique étrangère des États-Unis. Nous avons empêché l’Iran de se doter de la bombe atomique.

Racontez-nous.

Le nom de code du projet était Brain Drain. Je peux en parler assez ouvertement aujourd’hui, car il existe des articles de presse et des livres sur le sujet. L’objectif était de priver l’Iran de toutes ses connaissances dans le domaine nucléaire. Je suis allé dans la région et j’ai convaincu des membres haut placés du programme d’armement nucléaire clandestin de faire défection. Nous les avons ensuite exfiltrés, eux et leurs familles, vers les États-Unis. Cela a fait reculer le programme iranien de plusieurs décennies.

On sait que le Mossad israélien a délibérément tué de telles personnes.

Il y a le bâton et la carotte. J’étais la carotte.

La «NZZ am Sonntag» a écrit que votre spécialité était de rendre les gens ivres et de les mettre dans des situations inconfortables dans des clubs de strip-tease, puis de les forcer à coopérer.

C’est encore l’une de ces fake news absurdes. Quelqu’un a sans doute vu trop de films hollywoodiens.

Edward Snowden décrit précisément cette façon de faire, en référence à sa période CIA à Genève.

Si d’autres l’ont utilisée, cela ne veut pas dire que je l’ai fait. En Iran, je ne connais même pas de club de strip-tease.

Pourquoi avez-vous quitté la CIA après une dizaine d’années?

C’était le meilleur travail que j’aie jamais eu. Mais je suis marié, j’ai deux enfants. Et je m’occupais des programmes nucléaires iranien et nord-coréen. On est toujours sur le terrain, on est toujours à l’étranger, parfois pendant des mois. Mes jeunes enfants ne me connaissaient presque pas. Ils ne savaient pas de quoi me parler. Le taux de divorce à la direction des opérations doit être supérieur à 90%. Beaucoup ont divorcé plusieurs fois. Il est tout simplement impossible d’avoir une vie de famille saine quand on est là.

Vous êtes donc parti?

Pendant longtemps, j’ai prétendu être un homme d’affaires international. Ce genre de légende s’use quand on a fait beaucoup d’opérations. Je courais le risque d’être démasqué. J’ai donc obtenu une couverture officielle en tant que diplomate. Mon dernier emploi à la CIA était à New York, aux Nations Unies.

Et pourtant, vous avez démissionné?

En tant que diplomate, je pouvais aller et venir au siège de l’ONU. Le principal avantage était que l’aéroport JFK était proche. Je continuais à voyager beaucoup. Ce n’était plus possible. J’ai démissionné en 2010, pour ma famille.

Vous avez cherché un nouveau travail.

J’ai d’abord postulé auprès de sociétés de conseil proches des services américains. J’ai cependant caressé l’idée folle de créer la mienne. Ma femme m’a aidé, et nous avons créé Global Risk Advisors (GRA). Le plus gros client est devenu la CIA, mais nous avons également aidé l’armée américaine ou le commandement des opérations spéciales. Il s’agissait toujours de lutter contre le terrorisme au Moyen-Orient.

Et comment le Qatar a-t-il fait appel à vous?

À l’époque, le Qatar se voyait tout juste attribuer l’organisation de la Coupe du monde 2022. J’ai réactivé mes contacts avec des membres de la famille royale qui m’ont dit: «Hé Kevin, on a besoin d’aide!»

Pour quoi faire?

Le Qatar est un tout petit pays, qui devait alors organiser un mégaévénement: la première Coupe du monde au Moyen-Orient, où la menace terroriste est considérable. En plus de nombreuses autres sociétés de conseil, comme Deloitte et Palantir, nous avons été engagés comme consultants en sécurité, pour les stades, les fans zones, les hôtels, etc.

Et vous avez aussi espionné les opposants à la Coupe du monde qatarienne, ainsi que Michael Lauber, Gianni Infantino et Vladimir Poutine?

Non, je ne pourrais pas me le permettre. L’un de mes principaux clients était et est toujours le gouvernement américain. J’ai aujourd’hui une deuxième entreprise, qui s’occupe de cryptage et qui est partenaire des laboratoires américains de haute sécurité Oak Ridge et Los Alamos. Pour tout cela, nous devons régulièrement passer des contrôles de sécurité très stricts. De plus, en tant qu’ancien agent de la CIA, j’ai été et je suis encore soumis à des contrôles de sécurité réguliers, afin de ne pas perdre mon accréditation. Pour certaines activités au Qatar, j’ai dû également demander des licences d’exportation à Washington, et nous les avons obtenues. De plus, l’ambassade américaine à Doha était toujours au courant de ce que nous faisions.

Les médias suisses ont rapporté comment vous avez ciblé les critiques du Qatar et ont publié des documents à ce sujet.

Ces documents sont faux, on dirait qu’ils ont été rédigés par un écolier et non par un cabinet de conseil professionnel. Nous poursuivons les médias impliqués dans la couverture médiatique. Nous avons déjà déposé des tonnes de documents auprès d’un tribunal zurichois, notamment des copies de tous mes passeports ou des notes de frais et des données téléphoniques de nos collaborateurs. Nous pouvons ainsi prouver que nous n’étions pas du tout en Suisse ou sur les autres lieux présumés du délit au moment des prétendues opérations.

SRF a fait un reportage sur les opérations Merciless («impitoyable») et Clockwork («horlogerie»).

Ce qui est absurde dans cette affaire, c’est que l’un de mes anciens collègues de la CIA avait autrefois le nom de code «Merciless». «Clockwork» est le nom du centre de fitness new-yorkais où je m’entraîne au jiu-jitsu, et je porte régulièrement des t-shirts estampillés «Clockwork». Serais-je vraiment assez stupide pour utiliser des noms qui ont un lien évident avec moi?

Donc la personne qui a créé les documents devait bien vous connaître.

Oui. J’ai un ancien employé mécontent qui a grandi en Suisse; il est prouvé qu’il a été en contact avec le journaliste américain d’AP. Il m’a déjà menacé, par le passé, de diffuser de fausses accusations à mon sujet.

Vous avez cependant reconnu, auprès d’AP, l’existence du projet Riverbed («lit de rivière»).

Oui, mais il ne s’agissait pas, comme le prétend ce journaliste d’AP, d’influencer Theo Zwanziger, un fonctionnaire de la FIFA. Il s’agissait plutôt d’une bande de jeunes stagiaires qui évaluait, pour GRA, la couverture médiatique du Qatar et la planification de la Coupe du monde. Il s’agissait du projet Riverbed. Le journaliste d’AP utilise Elliot Broidy* comme source.

De qui s’agit-il?

Elliot Broidy était un grand collecteur de fonds pour Donald Trump. Il était conseiller en patrimoine, mais aussi lobbyiste pour les Émirats. Il m’a poursuivi en justice, ainsi que GRA, pour un prétendu piratage. Aujourd’hui, il est lui-même condamné à trois reprises aux États-Unis, notamment pour avoir travaillé comme agent étranger non enregistré pour différents États, dont la Chine. Lorsque Donald Trump est arrivé à la Maison-Blanche, Elliot Broidy y a organisé des entretiens secrets pour les Émirats. Il a ensuite obtenu des contrats militaires émiratis d’un montant de 3 milliards de dollars. Lors de son récent interrogatoire au tribunal, il a lui-même confirmé qu’il racontait des contrevérités quand il pensait que cela servirait les intérêts de ses clients. Si Elliot Broidy n’est pas en prison aujourd’hui, c’est parce que Trump l’a gracié le dernier jour de sa présidence.

Donc, selon vous, un ex-employé mécontent, deux journalistes et M. Broidy sont à blâmer pour les fausses accusations portées contre vous?

Je ne pense pas qu’Elliot Broidy ait inventé tout cela, ni qu’il ait organisé et financé tout cela lui-même. Il s’agit, en fin de compte, d’une campagne gouvernementale de diffamation et de désinformation. Les fuites d’Abu Dhabi ont récemment révélé comment les Émirats, par le biais d’une agence de détectives genevoise, dénigrent le Qatar et ses soutiens. Les efforts des Émirats pour discréditer leurs adversaires afin d’accroître leur influence politique aux États-Unis et en Europe ont également été largement rapportés par le célèbre journaliste David Kirkpatrick dans le magazine «The New Yorker» en mars 2023.

Mais selon l’AP, une enquête du FBI est en cours aux États-Unis concernant votre prétendue activité d’espionnage pour le Qatar.

Ce n’est pas vrai non plus. Lorsque j’ai lu dans l’AP que le FBI menait une enquête sur moi, j’ai contacté le FBI et j’ai proposé que l’on m’interroge. Le FBI ne savait pas de quoi je parlais et ne m’a jamais contacté à ce jour.

Il se passe certainement quelque chose en Suisse. L’actuel procureur général de la Confédération suisse, Stefan Blättler, a déclaré dans une interview qu’il enquêtait sur les accusations d’espionnage. Maintenant, le Ministère public de la Confédération confirme aussi qu’il a ouvert une procédure pénale à la suite de votre plainte pour fausse accusation et atteinte à l’honneur. Êtes-vous prêt à témoigner en Suisse?

Bien sûr que oui. Je n’ai rien à cacher.


* Elliot Broidy n’a pas répondu aux demandes de commentaires de la rédaction.

Thomas Knellwolf

24heures.ch