Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 13 août 2023

Penser le renseignement: retour d’expérience "réfléchir ou périr"

 

Il aura fallu la publication du Plan d’action contre le terrorisme (PACT), le 13 juillet 2018, pour que la pratique du retour d’expérience (RETEX) soit enfin imposée à l’ensemble de la communauté du renseignement. L’action 5 du texte prévoyait ainsi de « renforcer et systématiser les Retours d’expérience (RETEX) et le processus d’amélioration continue », sous l’égide de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), «  chargée de concevoir et mettre en œuvre une méthode de retour d’expériences qui associe tous les services concernés – services intervenants, services de renseignement et services enquêteurs – et qui porte non plus seulement sur les attentats réussis, mais également sur les actions déjouées ou échouées (1) ».

Cette décision vint compenser les préventions, sinon les réticences, de quelques structures du ministère de l’Intérieur à l’égard de ce réflexe méthodologique pourtant essentiel, bien connu des forces armées, des sapeurs – pompiers, des services de renseignement du ministère des Armées, et évidemment des unités d’intervention sérieuses (2) capables de travailler les concepts et désireuses, donc, de s’améliorer.

De l’importance d’être lucide

Finalement imposée après de nombreuses tergiversations, l’obligation du RETEX répond au besoin d’identifier les erreurs commises, de déterminer la meilleure façon de les corriger et de proposer, quoi qu’il en soit, un diagnostic honnête. La démarche heurte de plein fouet les postures publiques d’infaillibilité (3) et la volonté d’assurer aux forces et aux administrations un confort forcément trompeur. Il ne s’agit en effet pas tant d’identifier des responsabilités individuelles que de comprendre comment des systèmes complexes ont failli à la mission pour laquelle ils ont été conçus, financés et équipés. Le refus public de suivre une démarche de vérité est alors révélateur d’une incapacité à quitter ce faux confort pour affronter la réalité des menaces combattues (4).

La lucidité face à la réalité de ses propres capacités opérationnelles ne devrait jamais être optionnelle, et encore moins réduite au silence, mais au contraire saluée. On attend des chefs et plus généralement des cadres des constats documentés, des propositions argumentées et surtout pas la répétition ad nauseam de certitudes dépassées. Les plus importants échecs sécuritaires ou militaires puisent le plus souvent leurs sources dans un refus têtu de prendre en compte les évolutions de l’adversaire, les progrès techniques ou simplement les indices contraires à la ligne officielle (5).

En 2019, le « Guide méthodologique du retour d’expérience » publié par le ministère des Solidarités et de la Santé, reprenant une définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), écrivait que le RETEX était « une évaluation en profondeur des actions de gestion entreprises au cours d’un événement de santé publique, faites par la suite afin d’identifier les lacunes, les leçons et les meilleures pratiques. Le RETEX offre une approche structurée pour les individus et les organisations impliqués dans la préparation et la réponse aux événements sanitaires de réfléchir à leurs expériences et leurs perceptions sur la réponse donnée à l’événement. Le RETEX aide à identifier de manière systémique et collective ce qui a et ce qui n’a pas fonctionné, et pourquoi et comment s’améliorer (6) ».

Les RETEX doivent donc être réalisés avec la plus haute exigence intellectuelle afin de comprendre les échecs – mais aussi les succès, qui ne sont jamais parfaits et reposent parfois sur la chance. Ils doivent être le fruit d’un processus débarrassé des contraintes politiques (7) et s’approcher le plus possible de la pureté de la démarche scientifique, aucun progrès ne pouvant être réalisé sans la volonté collective de s’améliorer.

Étudier son échec, étudier l’adversaire

Il serait cependant réducteur de ne considérer les RETEX que comme un outil d’étude de son propre service ou de sa propre unité. Tout travail analytique visant à comprendre les conditions d’un engagement ou les raisons d’un échec ne peut faire l’économie d’une compréhension fine de l’adversaire. Celui-ci, en effet, n’est jamais statique et a lui aussi à cœur de sortir victorieux de l’affrontement ou de la crise qu’il a déclenchés. Dès lors, puisqu’il s’agit de reprendre froidement un événement et son déroulé, il est indispensable de connaître l’ennemi, ses méthodes, sa doctrine, ses réflexes et le cadre mental, administratif et idéologique dans lequel il opère et dans lequel, surtout, il a opéré. C’est seulement ainsi que les décisions prises et les éventuels dysfonctionnements observés peuvent être contextualisés, expliqués, et plus tard corrigés. Le RETEX ne peut donc être ni une enquête inquisitoriale ni un exercice réalisé par de seuls non – praticiens. Il n’est pas non plus un audit réalisé à froid, sans lien avec une actualité particulière, par une structure de contrôle comme l’est en France l’Inspection des services de renseignement (ISR) (8) puisque son essence même est de suivre un évènement (9).

L’étude de la crise ne pourra prendre tout son sens que si les deux camps sont scrutés. Le RETEX n’est pas seulement une démarche d’introspection, mais bien aussi une véritable évaluation de l’adversaire sous l’angle de ses capacités opérationnelles. Les questions posées sont d’ailleurs, en réalité, assez simples : les difficultés rencontrées sont – elles le fait d’un choc avec un ennemi supérieurement préparé ou révèlent – elles principalement des insuffisances internes : mauvaise doctrine, mauvais commandement, mauvaise coordination, mauvaise communication, mauvaise organisation, moyens peu ou pas adaptés, voire insuffisants ? Les causes d’un échec ne sont jamais uniques et les recenser n’est que le début du processus d’évaluation. Les Cahiers du RETEX (10) et les Lettres du RETEX (11) du défunt Centre de doctrine et d’emploi des forces (CDEF) de l’armée de Terre avaient notamment cette fonction et il n’était pas rare qu’ils traitent des méthodes de l’adversaire ou des menaces émergentes. Au sein du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN), par exemple, le Bureau des appuis spécialisés (BAS), placé au sein de l’état – major opérationnel de l’unité, comprend notamment une Cellule de veille stratégique (CVS) qui « concourt à la détection de phénomènes pouvant intéresser l’unité et lui permettre de s’adapter sans cesse à l’évolution des menaces, notamment terroristes (12) ».

Les travaux du Sénat américain conduits à la suite des attentats de Bombay, au mois de novembre 2008, ont un offert un exemple très stimulant de ce que des réflexions opérationnelles pouvaient produire, aussi bien en matière de tactique qu’en matière d’organisation de l’État (13). Des réflexions identiques menées en France à la même époque n’ont pas eu le même effet (14).

Modéliser pour se préparer et anticiper

La rédaction du rapport de retour d’expérience n’est nullement le point final de la démarche, mais seulement l’une de ses principales étapes. Ses conclusions peuvent le cas échéant entraîner des recommandations concrètes, un RETEX sans préconisation étant rarissime. Il est de toute façon inconcevable que l’étude en profondeur des actions menées n’ait pas fait apparaître en creux les axes de progression à suivre.

Si le travail a été réalisé avec rigueur et ambition, il a de surcroît nécessairement amélioré les connaissances au sujet de l’adversaire. Par effet miroir, le RETEX, conçu à l’origine comme un outil d’autoévaluation, peut ainsi fournir de l’adversaire – qu’il s’agisse d’une force régulière, d’un service de renseignement, d’une guérilla ou d’un groupe criminel – une image fidèle de ses modes opératoires, de ses moyens et de ses choix. Chaque analyste devrait donc avoir accès aux retours d’expérience de son service, dans le respect des règles de cloisonnement, afin d’y trouver une vision distanciée des organisations qu’il contribue à combattre et d’en nourrir ses réflexions.

En dressant un inventaire clinique des défaillances, le RETEX permet d’établir deux tableaux de bord : celui du Service, mais aussi celui de l’organisation ou du phénomène qu’il a affrontés. Ces deux tableaux, correctement utilisés et associés, sont susceptibles d’offrir des indicateurs d’une grande pertinence, d’une part au sujet de la façon dont le service de renseignement dépasse ses difficultés et ses insuffisances – les unes et les autres parfaitement documentées –, et d’autre part concernant son adversaire, dont le fonctionnement et les méthodes sont désormais mieux connus.

Ainsi, en plus de conclusions et de préconisations, le RETEX offre l’opportunité de créer un dispositif prédictif : chacune des défaillances observées au sein du Service et chacune des caractéristiques opérationnelles de son adversaire deviennent de véritables voyants, des signaux de panne ou d’alerte. Six mois ou un an après le RETEX, ces indicateurs peuvent à la fois servir à évaluer les progrès réalisés par le Service (ou du moins à s’assurer que les conclusions ne sont pas restées lettre morte) et contribuer à évaluer avec une acuité accrue la menace représentée. La convergence de ces signaux peut même permettre d’identifier la persistance d’anciennes vulnérabilités (insuffisances opérationnelles, déficit en matière de formation, etc.) et l’émergence de nouvelles tout en signalant l’évolution des capacités opérationnelles de l’adversaire.

Loin d’être un document figé rapidement oublié, le RETEX doit créer une dynamique, appeler des corrections ou des ajustements. La précision et la pertinence de ses constats en font un outil puissant au service d’une vision et d’une ambition d’efficacité accrues. Il requiert une grande maturité, mais doit être perçu comme un travail indispensable aux conséquences organisationnelles et opérationnelles essentielles et durables. 


Notes

(1) « La Réponse de l’État face au terrorisme », sur le site de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) : https://​www​.dgsi​.interieur​.gouv​.fr/​d​e​c​o​u​v​r​i​r​-​l​a​-​d​g​s​i​/​n​o​s​-​m​i​s​s​i​o​n​s​/​l​u​t​t​e​-​c​o​n​t​r​e​-​t​e​r​r​o​r​i​s​m​e​-​e​t​-​e​x​t​r​e​m​i​s​m​e​s​-​v​i​o​l​e​n​t​s​/​l​a​-​r​e​p​o​n​s​e​-​d​e​-​l​e​tat

(2) Après la transformation de la CNR en CNRLT, au mois de juillet 2017, la publication du PACT marqua la fin du gel des réformes de fond qui fut la marque de l’ère Cazeneuve au ministère de l’Intérieur.

(3) « Attentats de Paris. Valls et Cazeneuve défendent les services », Reuters, 17 novembre 2015.

(4) Cf. sur ce point le post de Michel Goya sur son blog La Voie de l’épée et le concept de « défaite intellectuelle » : « Une brève histoire du retour d’expérience », 10 juin 2019 (https://​lavoiedelepee​.blogspot​.com/​2​0​1​9​/​0​6​/​u​n​e​-​b​r​e​v​e​-​h​i​s​t​o​i​r​e​-​d​u​-​r​e​t​o​u​r​-​d​e​x​p​r​i​e​n​c​e​.​h​tml).

(5) Cf., par exemple, le déni soviétique face aux préparatifs du IIIe Reich au printemps 1941 : Simon Sebag Montefiore, Staline. La cour du Tsar rouge, Éditions des Syrtes, Genève, 2005.

(6) Cf. le site du ministère : https://​sante​.gouv​.fr/​I​M​G​/​p​d​f​/​g​u​i​d​e​_​r​e​t​e​x​_​b​d​.​pdf, 12 novembre 2019.

(7) La tentation peut cependant être grande, pour éviter les crises internes dans des services qui viennent d’être éprouvés, de diffuser des rapports subtilement édulcorés.

(8) Rattachée, comme l’Académie du renseignement (ACADRE), aux services de la Première ministre, l’ISR, créée en 2014, est étroitement liée à la CNRLT, qui assure son secrétariat, cf. Décret no 2014-833 du 24 juillet 2014 relatif à l’inspection des services de renseignement.

(9) Certains services réalisent des RETEX après des crises invisibles aux yeux du public, mais qui ont nécessité des mobilisations de moyens et de personnels et des prises de risques opérationnelles.

(10) Cf. https://​www​.​c​-dec​.terre​.defense​.gouv​.fr/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​f​r​/​r​e​t​e​x​-fr.

(11) Cf. https://​www​.​c​-dec​.terre​.defense​.gouv​.fr/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​f​r​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​f​r​/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​3​5​-​p​e​r​i​o​d​i​q​u​e​s​/​1​8​0​-​l​e​t​t​r​e​-​d​u​-​r​e​tex.

(12) « État-major opérationnel, la tour de contrôle des opérations », sur le site de la Gendarmerie nationale (https://​www​.gendarmerie​.interieur​.gouv​.fr/​g​e​n​d​i​n​f​o​/​d​o​s​s​i​e​r​s​/​g​i​g​n​-​3​.​0​/​e​t​a​t​-​m​a​j​o​r​-​o​p​e​r​a​t​i​o​n​n​e​l​-​l​a​-​t​o​u​r​-​d​e​-​c​o​n​t​r​o​l​e​-​d​e​s​-​o​p​e​r​a​t​i​ons).

(13) Le texte des auditions organisées par le Homeland Security and Governmental Affairs Committee le 8 janvier 2009 est disponible ici : https://​www​.govinfo​.gov/​c​o​n​t​e​n​t​/​p​k​g​/​C​H​R​G​-​1​1​1​s​h​r​g​4​9​4​8​4​/​h​t​m​l​/​C​H​R​G​-​1​1​1​s​h​r​g​4​9​4​8​4​.​htm.

(14) Yves Trotignon, « À la recherche du temps perdu : de Mohamed Merah au Bataclan », The Conversation, 8 novembre 2017(https://​theconversation​.com/​a​-​l​a​-​r​e​c​h​e​r​c​h​e​-​d​u​-​t​e​m​p​s​-​p​e​r​d​u​-​d​e​-​m​o​h​a​m​e​d​-​m​e​r​a​h​-​a​u​-​b​a​t​a​c​l​a​n​-​8​6​432).

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