vendredi 21 décembre 2018

Sur le chantier des sous-marins Barracuda


Mercredi, Naval Group a accueilli une délégation de journalistes pour découvrir de l’intérieur le chantier de construction navale de Cherbourg. Un site de 50 hectares, uniquement dédié aux sous-marins, où travaillent 3500 employés de Naval Group et de nombreux sous-traitants. Cherbourg, ancien arsenal, a vu naître 107 sous-marins depuis 1899 dont les 16 à propulsion nucléaire de la Marine nationale (classe Le Redoutable, Rubis et Le Triomphant).

On y réalise actuellement les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) issus du programme Barracuda, la classe Suffren, dont le coût total avoisine les 9 milliards d’euros. C’est dans ce lieu ultra sécurisé que nous avons pu en apprendre plus sur l’état d’avancement des premières unités de cette nouvelle génération de SNA français.

Le Suffren à gauche et les deux morceaux de coque du Duguay-Trouin à droite 
(© NAVAL GROUP)


Dernière ligne droite pour le Suffren

Le Suffren, tête de série du programme, trône dans le grand hall d’assemblage nommé en l’honneur de l’illustre ingénieur Laubeuf. Cette grande nef mesure 50 mètres de hauteur. Elle a été conçue pour manutentionner les silos de missiles balistiques des SNLE de seconde génération. Aujourd’hui, elle accueille l’assemblage final des nouveaux SNA. À côté du premier sous-marin en finition, on retrouve la partie avant et la partie centrale du second Barracuda, le Duguay-Trouin. Dans un hall attenant, il y a la partie arrière de ce bâtiment et les sections de coque du troisième de la série, le Tourville.

À l’origine, il était prévu que le Suffren soit opérationnel en 2017. Mais sa construction a subi d’importants retards qui atteignent désormais au moins trois ans. Sa livraison à la Marine nationale est attendue pour l’été 2020. Il lui faudra entre-temps effectuer de nombreux tests, et voir le cœur de son réacteur nucléaire être chargé.

Le Suffren 
(© NAVAL GROUP)


Pour les autres sous-marins de la série, le calendrier initial devrait être tenu avec des livraisons tous les deux ans selon Naval Group. Quatre unités sont prévues d’ici la fin de la LPM en 2025. Les deux derniers rejoindront la flotte française d’ici 2029. Dès que le Suffren sera sorti de la nef, l’assemblage de la coque du Duguay-Trouin débutera. En termes d’avancement, le De Grasse (4ème) en est à la phase de constitution des tronçons de coque. Les travaux sur la cuve du réacteur ont débuté pour le Rubis (5ème). Enfin, alors que la commande doit intervenir l’année prochaine, Naval Group commence les approvisionnements en matière première pour le sixième sous-marin (Casabianca).

Section avant du Duguay-Trouin 
@ NAVAL GROUP


Section avant du Duguay-Trouin 
@ NAVAL GROUP


Mise à l’eau du Suffren à partir de l’été 2019

À l’été 2019, la tête de série sortira de son hall d’assemblage en vue de sa mise à l'eau. Déplacé au moyen de marcheurs, il sera dirigé vers une zone nommée Cachin, juste en face de la nef Laubeuf. L'étape du chargement du combustible nucléaire s’y déroulera dans un bassin spécial. Ce site est une enclave de la DGA au sein de l’établissement de Naval Group. Le Suffren y sera mis à l'eau. De là, un atelier mobile sera positionné au-dessus du compartiment réacteur et sera utilisé pour les opérations de chargement du combustible nucléaire. L’atelier de chargement est conçu selon les normes drastiques de sécurité nucléaire. Par exemple, la pression est contrôlée de sorte que rien ne puisse s’échapper lors des manipulations et ainsi contenir un éventuel matériau radioactif en confinement. « Dans la nef Laubeuf, on travaille sur le principe inverse. Rien ne doit rentrer dans le sous-marin, poussière, polluant, etc., tout doit ressortir. Ainsi, aucune opération nucléaire n’y est entreprise, tout est réalisé sur le site de la DGA », explique Alain Morvan, directeur du site Naval Group de Cherbourg.

Le SNLE Le Terrible porté par des marcheurs jusqu'à la plateforme de la zone Cachin surplombant le bassin 
(© NAVAL GROUP)



La chaufferie des nouveaux SNA est dérivée des réacteurs K15 équipant les SNLE et le porte-avions Charles de Gaulle. « On réutilise certaines pièces. Toutefois, le modèle est adapté à la taille du sous-marin. On a donc un engin unique. Il y a des paramètres techniques différents qui entrent en jeux. À noter qu’à l’inverse d’une IPER (arrêt technique majeur d'un bâtiment, ndlr), nous n’effectuons que du chargement de combustible, il n’y a pas de phase de déchargement à prendre en compte au préalable», détaille un ingénieur de la DGA.

Une partie des essais déjà réalisée

Des essais ont déjà été menés dans des installations à terre. Naval Group, en tant que maître d’œuvre du programme, a en effet développé plusieurs plateformes d’intégration (PFI) sur ses sites de Toulon et Cherbourg. Elles servent à tester des systèmes complexes, avec les mêmes équipements, consoles, serveurs et câblages que l’on retrouve sur les sous-marins, mais sans les contraintes d’exiguïté.

C’est le cas de la propulsion qui ne pouvait pas recevoir de vapeur de la chaufferie nucléaire, activée uniquement sur la zone de Cachin lors de la dernière phase, une fois le sous-marin à l'eau. C’est donc par le biais d'une chaufferie thermique conventionnelle, à terre, que des essais vapeur ont pu être menés.

L’avantage du numérique

La conception a été entièrement numérique. Naval Group en profite pour s'appuyer des technologies innovantes de réalité virtuelle et de réalité augmentée. Ainsi, l’industriel dispose de salles spéciales dans lesquelles il est possible pour quelqu’un de se projeter à l’échelle 1 dans l’univers de la maquette numérique avec des lunettes spéciales et des dispositifs de positionnement et de pointage. Les opérations de montage, dans un environnement extrêmement dense, deviennent plus facilement réalisables. Naval Group dispose de cinq salles de réalité virtuelle qui servent à différents programmes : deux à Cherbourg, deux à Lorient et une à Ollioules. Une sixième va voir le jour à Nantes-Indret. L’une des salles cherbourgeoises est par ailleurs dotée de trois écrans, permettant une meilleure immersion 3D.

Les opérations des techniciens peuvent être appréhendées grâce à la réalité virtuelle 
(© NAVAL GROUP)


Le numérique gagne aussi les ateliers. À Cherbourg, il est utilisé depuis cinq ans avec des Box 3D. Ce sont des systèmes informatiques mobiles donnant accès aux plans en 3 dimensions des sous-marins. Chaque équipement est répertorié, référencé et peut-être isolé à l’écran. Huit Box 3D sont utilisées. Ce système est par ailleurs en cours de miniaturisation pour prendre la forme d’une tablette tactile pouvant être transportée à l’intérieur de la coque des sous-marins lors de la phase d'assemblage. Son arrivée est prévue pour l’année prochaine. La réalité augmentée pourrait aussi, à l’avenir, être couplée à l’utilisation de lunettes équivalentes aux modèles HoloLens de Microsoft par exemple. 

Une production modulaire

Ce programme fait appel à de nombreux sites industriels de Naval Group, dont Nantes-Indret pour la propulsion, Angoulême-Ruelle pour des équipements (tubes lance-armes, système de manutention des armes, etc.) et Toulon-Ollioules pour les systèmes embarqués. Sans compter l’apport d’autres entreprises comme TechnicAtome, Thales ou Safran. Plus de 1500 employés de Naval Group, dont un tiers en Normandie, et plusieurs centaines de sous-traitants travaillent sur le projet.

Passé le retard du Suffren, la cadence industrielle devrait retrouver son rythme de croisière. La construction est modulaire. Des blocs internes sont réalisés en atelier pour être ensuite intégrés dans des tronçons de coque. Les blocs du réacteur, de la propulsion et des auxiliaires sont constitués en premier. Cette méthode d’intégration est d’autant plus pertinente, que les berceaux des systèmes sont reliés à la coque par des amortisseurs pour diminuer le bruit du sous-marin.

Module destiné à des auxiliaires en cours de montage 
(© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)


À noter que la pompe-hélice, qui propulse le bâtiment, a été installée en petit comité, avec des dispositifs pour masquer la pièce lors de sa pose. Depuis, l’organe est totalement recouvert. La construction d’un tel sous-marin mêle donc des impératifs de sécurité, d’économie et de secret défense qui représentent un vrai challenge. « Il ne faut pas mettre de côté la complexité d’un tel projet. On parle d’engins qui comptent plusieurs centaines de milliers de pièces, près d’un million pour un SNLE, le tout dans un espace extrêmement réduit », rappelle Vincent Martinot-Lagarde, directeur du programme Barracuda. La densité très importante rend de fait plus difficiles les opérations d’assemblage.

Un sous-marin nucléaire d'attaque pour de nouveaux besoins

Par rapport aux Rubis, mis en service entre 1983 et 1993, les Barracuda vont apporter une vraie plus-value à la Marine nationale avec de meilleures performances en autonomie, vitesse tactique, discrétion, détection, emport d’armes et capacités militaires.

Les futurs SNA reprendront les missions aujourd'hui dévolues à leurs aînés en étant à même de faire face aux menaces actuelles et futures. Ils pourront ainsi protéger la dissuasion nucléaire constituée par les SNLE de même que les grandes unités comme les porte-avions et navires amphibies. Ils seront aussi utilisés pour des missions de renseignement, notamment en zones littorales.

À côté de ces missions « traditionnelles », il y a l’ajout de nouvelles capacités. Les Suffren pourront recevoir un caisson spécial pour des forces spéciales. Ce dry dock shelter de 43 tonnes mesure 11 mètres de long et trois mètres de large. Situé derrière le massif (kiosque), il communique avec l’intérieur du SNA par un sas. Il embarquera notamment un propulseur sous-marin de nouvelle génération pour 6 commandos.

Essai d'un MdCN tiré en immersion en 2012 (© DGA)


Enfin, l’armement pourra dorénavant comprendre, en plus des missiles antinavire et des torpilles, des missiles de croisière MdCN. « On gagne une capacité double puisque ce missile est aussi disponible sur les FREMM. Il deviendra possible d’utiliser cet armement stratégique à partir de deux plateformes, de surface et sous-marine, selon les besoins opérationnels et stratégiques », explique le capitaine de vaisseau Bertrand Dumoulin,  patron du SIRPA Marine.

Des capacités en hausse

La classe Suffren affiche 99 mètres de longueur pour un diamètre de 8.8 mètres. Son déplacement en surface sera de 4600 tonnes et de 5300 en plongée. À titre de comparaison, les SNA Rubis mesurent 73.6 mètres de long et déplacent 2385 tonnes (2670 en plongée). L’autonomie est estimée à 70 jours (contre 45 pour son prédécesseur) et ne dépend que des limites humaines dues aux vivres ou à l’éventuel besoin de renouvellement des munitions. Toutefois, ce chiffre est théorique. Il est en effet possible de stocker épisodiquement des rations de combat prenant peu de place. Un SNA peut rester plus longtemps en patrouille s’il est préparé pour le faire.

La profondeur maximale de plongée est donnée à plus de 350 mètres, bien en deçà évidemment des possibilités réelles. Sa vitesse maximale, supérieure à 20 noeuds, est également gardée secrète. Tout ce que l’on a pu apprendre cette semaine, c’est que la « vitesse tactique » des nouveaux SNA est le double de celle des Rubis. Or, c’est un critère primordial. Il s’agit en effet de la vitesse maximale à laquelle peut naviguer un sous-marin tout en gardant une discrétion acoustique suffisante pour réaliser sa mission. « Cela participe à l’avantage acoustique. Il faut entendre avant d’être entendu. Cela repose sur de nombreux paramètres: les senseurs utilisés, la discrétion et les possibilités de navigation du bâtiment », explique CV Dumoulin, ancien commandant de sous-marin. La vitesse peut aussi être gagnée avec des ailerons qui sont désormais situés le long de la coque et non plus sur le massif. Cela leur permet d’être rétractables et de diminuer la traînée, donc d'améliorer l'hydrodynamisme. En terme de manoeuvrabilité, le sous-marin bénéficie de barres de plongée en forme de croix de Saint-André. Cette configuration en X accroît aussi les capacités, sachant que le sous-marin pourra continuer à évoluer avec seulement deux des quatre barres en état de marche.

L’emport d’armes est aussi réévalué par rapport aux Rubis : 20 (hors tubes) contre 14. Elles sont toutes regroupées dans un compartiment à l’avant et mises en œuvre au travers des quatre tubes. Il y a donc le MdCN avec une capacité de changement de milieu, mais aussi la torpille lourde F21 de 533 mm, qui va devenir l’armement standard en remplacement de la F-17 Mod2 équipant jusqu'ici les Rubis et Triomphant. On trouvera également des missiles antinavires Exocet SM39. À noter que les Barracuda sont également conçus, moyennant quelques adaptations, pour mettre en œuvre des mines marines. L'actuelle FG29, un modèle déjà ancien, devrait être remplacée à l'avenir par une mine de nouvelle génération mais ce projet n'a pour le moment pas vu le jour.

Image de synthèse de torpilles F21 sur un autre sous-marin (© NAVAL GROUP)


De son côté, la discrétion acoustique, élément essentiel d'un sous-marin, a été au cœur des besoins exprimés par la Marine nationale et des travaux conduits par Naval Group. « On cherche toujours à améliorer l’existant. C’est une course à la performance. On arrive aujourd’hui à des niveaux de perfectionnement dans ce domaine de très haut niveau », explique Vincent Martinot-Lagarde. « On a pris en considération tout ce qu’on avait découvert par le passé, que ce soit dans la conception d’anciens bâtiments ou dans les retours d'expérience avec la marine. Cela permet de proposer des solutions plus performantes. Il a quand même fallu d’imposantes phases de test et d’amélioration pour affiner nos choix ». Parmi les innovations permettant plus de discrétion, il y a la propulsion. Celle-ci est hybride. Elle dispose d’un mode « silencieux » à faible vitesse, où deux turboalternateurs fournissent de l’énergie pour des moteurs électriques actionnant la pompe-hélice. Dans le second mode, un turbopropulseur peut entraîner directement le propulseur, ce qui donne plus de puissance, mais génère aussi plus de bruit.

En matière de senseurs, le sous-marin bénéficie nativement d’antennes de flanc. Il est également équipé d’un sonar d’étrave, d’un sonar d’évitement de mines et peut recevoir une antenne remorquée. Des études sont d’ailleurs menées pour installer à terme un système de ravalement pour cette antenne remorquée sur les prochains exemplaires de la classe. Les mâts radars et optroniques ne sont pas pénétrants, ils n'entrent pas dans la coque interne du sous-marin, ils restent dans le massif.

Un bâtiment très automatisé

Profitant des derniers développements technologiques entrevus sur les SNLE Le Triomphant ou les Scorpène, Naval Group a largement automatisé le sous-marin. Cela se vérifie dans deux des postes clés, le poste central navigation opérations (PCNO) et le poste central propulsion (PCP).

Pour le PCNO, il y a deux évolutions majeures. La première est l’absence de périscope pénétrant. Le programme Barracuda est le premier en France à incorporer des mâts (radars et optroniques) tous extérieurs à la coque épaisse. Ils apportent plusieurs avantages dont celui de ne pas gêner la circulation du personnel dans le PCNO qui est d’ailleurs légèrement décalé et non plus centré autour d’un périscope. Le deuxième point est le système de combat SYCOBS, dérivé de celui du SNLE Le Terrible (2010) et de ses trois aînés après refonte. Il permet une meilleure synchronisation des données issues des senseurs. Les marins auront comme interfaces des consoles multifonctions.

Au niveau du PCP, là aussi il y a du changement. Traditionnellement situé à l’arrière du bâtiment, près du compartiment réacteur, il est maintenant déporté près du PCNO. La commande de nombreux systèmes est automatisée au sein d’un système d’exploitation de conduite de la plateforme.

L’équipage passe de 60 à 63 personnes

À l’origine, il était prévu 60 sous-mariniers pour la classe Suffren. Seulement, après réflexion, la Marine nationale a décidé de rajouter trois marins supplémentaires pour atteindre le chiffre de 63. Il n’est pas impossible que ce nombre évolue encore à la hausse selon le retour d’expérience des premières années de service. Si besoin, le bâtiment dispose de place pour accueillir d’autres sous-mariniers. Il comprend en effet des logements réservés à des passagers (comme des commandos des forces spéciales), qui pourraient éventuellement être réaffectés en faveur de l’équipage. Ce qui en revanche peut obliger à réduire légèrement les capacités allouées aux opérations spéciales.

Intérieur d'une cabine témoin (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)



On notera que l’ergonomie des espaces, en particulier les locaux vie, été particulièrement soignée par rapport à la génération précédente. Les cabines comprennent maintenant seulement deux, quatre ou six couchages avec une bannette par personne. Toutes sont regroupées à l’avant du sous-marin. C’est un vrai plus pour l’équipage et cela permet d’entrevoir une féminisation à terme. Cette dernière est pour l’instant uniquement expérimentée sur les SNLE (voir notre reportage avec les premières femmes sous-mariniers).

Un premier équipage complet fin 2019

Un noyau d’équipage est déjà constitué depuis 2015. Il comprend actuellement 70 sous-mariniers. Il faudra deux équipages, un rouge et un bleu, pour chaque unité et donc 126 membres formés pour le Suffren. La Marine planche sur un équipage complet fin 2019 et un deuxième fin 2020. Les hommes choisis sont expérimentés, ils ont en moyenne 35 ans et près de 12.000 heures de plongée à leur actif. Leur rôle est actuellement triple. Ils suivent la construction sur le chantier, participent à la réalisation de corpus documentaires et enfin bien évidemment s’entraînent et maintiennent à niveau leurs compétences. Des marins plus jeunes seront incorporés peu à peu de sorte à constituer un vivier humain pour les années à venir.

La conduite des futurs SNA sera vraisemblablement différente de la génération précédente, ne serait-ce que par le recours exclusif à des mâts optroniques pour la surveillance visuelle qui demanderont, de l’avis même des marins, un effort d’adaptation. Il reste que les performances attendues doivent permettre à la classe de rester particulièrement crédible jusqu’en 2060.

(© NAVAL GROUP)

Matthias Espérandieu