Bernard Bajolet, le premier coordonnateur national du renseignement, détaille les risques qui pèsent sur la France et décrypte son rôle à l’Elysée.
Les alertes antiterroristes se multiplient en Europe. Sur quoi se fondent-elles ?
Elles reposent sur des éléments convergents qui proviennent d’abord de notre environnement proche, par exemple Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), dont les responsables désignent la France comme la "mère de tous les maux". Les services sont aussi attentifs au retour éventuel de quelques dizaines de ressortissants occidentaux, après un séjour dans la zone afghano-pakistanaise. Globalement, le climat s’est alourdi ces derniers mois. Nos partenaires européens effectuent les mêmes observations. A ce stade, nos renseignements ne font état d’aucun projet précis et immédiat d’attentat en France, mais une grande vigilance s’impose et notre action se situe autant que possible en amont.
Les services sont aussi mobilisés par la lutte contre la prolifération nucléaire...
Il s’agit d’une activité moins spectaculaire que la lutte antiterroriste. Elle est cependant vitale. La DGSE, la DRM, la DCRI, mais aussi les autres services (douanes, par exemple), ont acquis une expérience incontestable dans ce domaine. Nous avons pu ainsi empêcher certains transits de matériels sur notre territoire. Les industriels français fabriquant des produits à double usage, civil et militaire, sont également attentifs aux tentatives d’approche, parfois indirectes, de sociétés douteuses. L’Iran est l’une de nos principales préoccupations, compte tenu des implications de ses programmes sur la stabilité du Moyen-Orient, mais ce pays n’est pas le seul en cause.
Faites-vous allusion au Pakistan ?
Cette situation concerne beaucoup de pays... Cependant, la lutte vise aussi la prolifération des armes biologiques et chimiques, ces dernières étant plus faciles à manier, ou le trafic d’armes. Dans la décennie à venir, la criminalité organisée détrônera sans doute le terrorisme en termes de menace. On observe déjà les conséquences inquiétantes des trafics de stupéfiants, sur notre sol, en matière de santé publique ou de délinquance, mais aussi de stabilité des Etats traversés par ces flux, en Afrique de l’Ouest ou en Asie centrale.
Les grandes affaires d’espionnage ne font plus la une de l’actualité...
L’espionnage constitue toujours une menace importante, même s’il a changé de nature. Après la chute du mur de Berlin, en 1989, nous avons eu la tentation de baisser la garde. Elle a été relevée, car nous avons constaté une hausse de l’activité de certains services sur notre territoire ou à l’encontre de nos intérêts.
Que recherchent en priorité les espions étrangers ?
Les données économiques et scientifiques font aujourd’hui l’objet de toute leur attention, mais ils ne négligent pas, bien sûr, les traditionnelles informations politiques, stratégiques et militaires. Aux méthodes classiques, telles que le recrutement de sources, s’ajoute l’arme informatique. A l’avenir, la guerre sera aussi informatique, compte tenu de la dépendance de nos Etats et de nos sociétés en la matière. Nous constatons, presque chaque jour, des incidents, parfois de grande ampleur, lors d’intrusions dans des systèmes de données ou à l’occasion de visites de délégations étrangères, sans parler des négligences de cadres qui se font voler leur ordinateur professionnel ou une clef USB.
Vous êtes le premier "coordonnateur du renseignement". Comment harmonisez-vous le travail de services secrets traditionnellement rivaux ?
Je me vois avant tout comme un "facilitateur". Les services forment aujourd’hui une équipe, avec un chef qui n’a pas vocation à être un écran infranchissable entre eux et le président de la République. Etant donné leur histoire et leur statut hétérogène, les services n’auraient pas accepté une tutelle opérationnelle de ma part. Une fois par mois, les six directeurs se réunissent à mon côté. Des réunions plus restreintes se tiennent en fonction des sujets.
Je crois pouvoir dire qu’il existe une atmosphère de vraie coopération. Les liens personnels, par exemple entre les directeurs de la DGSE, de la DCRI et moi-même, y contribuent. Je dois également veiller au financement des grands programmes d’investissement technologiques. Et proposer des arbitrages, comme ce fut le cas récemment avec Musis, le programme européen d’imagerie par satellite, qui doit succéder à Helios II B à la fin de 2016, ou pour les priorités de recherche de nos services.
Des voix se sont élevées pour dénoncer la mainmise de l’Elysée sur le renseignement. Fallait-il placer le coordonnateur auprès de la présidence ?
C’était inévitable dans notre système institutionnel, car si le coordonnateur n’y était pas, les services y trouveraient toujours une autre instance d’appel. Jusqu’à une date récente, les responsables politiques avaient tendance à se méfier des services, considérés comme sulfureux. Un important travail d’assainissement a été réalisé par Nicolas Sarkozy, avec la suppression du renseignement politique et des activités du type "carnets noirs". Le président est le chef des armées et le garant de la sécurité nationale. Il est donc également le chef des services de renseignement et assume ce rôle.
Aujourd’hui, les informations remontent de manière plus systématique au chef de l’Etat. Nous les collectons, puis sélectionnons celles qui nous paraissent devoir être portées à sa connaissance ainsi qu’à celle du Premier ministre. Cette appropriation par le politique s’est aussi traduite par la création de la délégation parlementaire au renseignement.
Les services ont récemment été utilisés pour identifier la source d’un journaliste du Monde. Les mauvaises habitudes ont décidément la vie dure...
Ce à quoi vous faites allusion ne me paraît pas remettre en cause le travail de la Commission nationale des interceptions de sécurité, ni la loi de 1991 qui l’a créée, ni l’action de nos services. Il reste que le paysage des télécommunications a énormément évolué au cours des vingt dernières années. Il faut en tenir compte, en recherchant le juste équilibre entre nos impératifs de sécurité - et donc les besoins des services - et le légitime souci de protection des libertés individuelles.
Éric Pelletier
Romain Rosso