mercredi 3 décembre 2025

Le football des Iraniennes : force ou faiblesse diplomatique ?

 

Enjeu diplomatique majeur et miroir d’une société en mutation, le football féminin a connu une ascension sans précédent en République islamique d’Iran entre 2018 et 2022. Si la répression les contraint à l’autocensure, les footballeuses résistent en maintenant leur présence sur un terrain qui les oppose directement à l’État : celui de la visibilité.

« Ce match contre la Thaïlande était difficile ; il faisait chaud. Au moment de marquer, je ne me suis pas rendu compte que mon hijab était tombé. Les premiers instants de l’euphorie passés, j’ai réalisé qu’il avait glissé et je l’ai réajusté. » Joignant le geste à la parole lors d’un entretien vidéo accordé au quotidien Shargh fin janvier 2025, l’internationale iranienne Zahra Ghanbari revient sur l’« incident » qui aurait pu briser sa carrière. C’était le 12 octobre 2024. Les 12 meilleurs clubs du continent asiatique s’affrontent pour la première édition officielle de la Ligue des champions féminine de la Confédération asiatique de football (AFC), l’une des six qui composent la Fédération internationale de football association (FIFA).

Alors qu’elles sont à égalité 1-1 avec les Thaïlandaises du BG Bundit Asia, les joueuses du Khatoon Bam FC, en tête du championnat iranien, se qualifient pour les quarts de finale (qui se sont joués les 22 et 23 mars 2025) à deux minutes de la fin du temps additionnel. Le but de la victoire est signé par la capitaine, Zahra Ghanbari. Les gradins sont vides, mais une image va faire le tour du monde et récolter plus de 7 millions de vues sur le compte Instagram de l’AFC : à l’efficacité de l’attaquante succède un buzz à propos de sa tête dévoilée, ce qui va entraîner un élan de sympathie à son égard et accroître sa popularité. Deux semaines plus tard, Zahra Ghanbari est exclue de la sélection. Elle et son club communiquent publiquement des excuses, assurant « avoir toujours respecté les règles » en matière de port obligatoire du voile. Après un bref temps d’incertitude, la meilleure buteuse du pays est réhabilitée ; elle poursuivra donc en ligues nationale et continentale.

Paradoxe sportif

Contrairement aux autres disciplines, les compétitions de football sont les plus médiatisées au monde et font l’objet d’une attention et d’une visibilité incomparables. Surtout, la gouvernance du « sport roi » est placée sous l’autorité de la FIFA, qui, depuis le lancement de sa première stratégie de développement du football féminin en 2018, oblige le régime iranien à se conformer à des normes contraires à ses propres fondements idéologiques. En effet, la promotion d’un sport où la visibilité de la femme et de son corps en mouvement est centrale se heurte aux impératifs de sobriété et de mise sous tutelle de la citoyenne iranienne, lesquels s’inscrivent dans un cadre légal fondé sur l’obligation du port du voile et les principes d’inégalité et de séparation entre les sexes.

Issue de la génération qui a révélé au monde l’évolution du football féminin en Iran, Zahra Ghanbari, née en 1992, incarne l’inextricable paradoxe de la diplomatie sportive menée par la République islamique. D’un côté, les standards officiels valorisent l’image de l’Iranienne, cachée, recouverte et silencieuse, mère sacrificielle et épouse dévouée. De l’autre, le football met en scène les corps, l’effort physique et mental, des femmes en action qui hurlent, crachent, arborent un tatouage ou un bracelet aux couleurs arc-en-ciel. Non seulement le football a une charge symbolique considérable, mais il est aussi un haut lieu de résistances multiformes. Pour l’État iranien, contrôler l’image des sportives demeure par conséquent un enjeu (géo)politique de la plus haute importance.

Un espace de contestation 

Exploités avec ingéniosité par les jeunes générations de footballeuses, les réseaux sociaux constituent un observatoire fascinant. Ils le furent d’autant plus jusqu’au déclenchement du mouvement « Femme, Vie, Liberté » en septembre 2022 : la répression brutale du régime s’est traduite, entre autres, par un renforcement du contrôle et de la surveillance de l’espace numérique. Si les principales concernées naviguent depuis lors avec prudence sur la toile, nous avons été témoins d’actions politiques et de prises de position publiques courageuses qui donnaient un aperçu des métamorphoses culturelles d’une nation en transition. Par exemple, la mobilisation des joueuses sur Instagram durant la crise de la Covid-19 a mis en lumière la dimension contestataire du football.

En Iran, à cette période de pandémie, le championnat de football féminin est mis au point mort durant près d’une année. Cette situation est mal vécue par de nombreuses joueuses. À visage découvert et parfois reconnues du grand public, elles saisissent les médias sociaux pour communiquer sur l’incompétence des autorités et les discriminations auxquelles font face les citoyennes en Iran. En accès libre jusqu’en 2022, Instagram contient une mine d’informations sur l’expérience individuelle de certaines sportives, les souffrances, les défis qui s’imposent à ces joueuses en tant que femmes, la teneur politique de leurs revendications, leur volonté d’alerter l’opinion sur les contraintes, les discriminations et les obstacles qui freinent ou handicapent le développement du football féminin. Et, par extension, l’émancipation des Iraniennes de manière générale.

Un talon d’Achille encore solide

En dépit du retard, des déboires et de leur exclusion du classement FIFA, les footballeuses iraniennes parviennent à se qualifier pour la première fois de leur histoire pour la Coupe d’Asie en 2022. Un exploit qu’elles doivent à leur persévérance, à leur niveau de jeu affiné depuis vingt ans sous une multitude de contraintes, ainsi qu’à la visibilité qu’elles se sont octroyée et à leur popularité grandissante auprès de l’opinion. Mais cette victoire exceptionnelle est d’abord un moyen supplémentaire pour le pouvoir iranien, en particulier les Gardiens de la révolution (pasdaran), de conquérir les instances nationales de gouvernance du football depuis les années 2000, selon une vision de diplomatie sportive alternative à la dominance des normes occidentales dans le sport international.

Enlisée dans des scandales à répétition de corruption et de détournement d’argent, la Fédération iranienne contrevient à ses obligations envers la FIFA, notamment en matière d’indépendance vis-à-vis du politique et du droit des femmes à entrer dans les stades. Les profils des 24 présidents qui se succèdent à sa tête depuis 1979 laissent peu de doute sur leurs accointances avec les autorités militaires et conservatrices des pasdaran, qui s’arrogent par ailleurs le droit de choisir le candidat, indépendamment de ses éventuels antécédents judiciaires.

Dans ce contexte, le football féminin pourrait être analysé comme l’un des talons d’Achille du pouvoir iranien. La discipline représente un moyen pour le régime de poursuivre ses ambitions diplomatiques et, dans le même temps, cristallise les luttes de pouvoir liées à l’orientation idéologique du système. Malgré l’établissement d’une diplomatie sportive fondée sur la « désoccidentalisation », soit l’appropriation de codes occidentaux et leur détournement vers un modèle culturel alternatif, le régime semble dans l’incapacité d’invisibiliser totalement les sportives iraniennes. Si les footballeuses servent les ambitions politiques de ceux qui les méprisent, ce sont elles qui arpentent le terrain et construisent les caractéristiques identitaires et historiques de leur sport.

Le pouvoir iranien dispose d’une marge de manœuvre suffisante pour souffler le chaud et le froid sur la carrière d’une joueuse, mais il doit désormais composer avec une nouvelle inconnue. Inévitable et imprévisible, l’évolution socioculturelle de la population mène au rejet du modèle de gouvernance théocratique établi depuis 1979 en Iran. Une mutation sociologique profonde et pérenne, qui poursuit lentement son œuvre depuis plusieurs générations, mais dont le reste du monde n’a mesuré l’ampleur qu’avec le déclenchement du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

Caroline Azad

areion24.news