samedi 11 octobre 2025

La saga du Canal de Panama : la mariée était trop belle !

 

Que devient la bataille sino-américaine autour des ports de Balboa et Cristobal, au Panama, dont Asialyst s’est fait l’écho en début d’année ? Derrière une apparence de calme, des morceaux de ce puzzle sont progressivement apparus, permettant une vision plus précise de la stratégie chinoise et américaine.

Un constat : la pression est bien remontée depuis fin-juillet, tant à Washington qu’à Pékin, aux Nations Unies comme au Panama, au Danemark ou en Suisse ! Voici donc un état des lieux, à 3 semaines d’une probable rencontre entre les présidents américain Donald Trump et chinois Xi Jinping, au prochain sommet du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) prévu en novembre en Corée du Sud.

Un certain nombre d’événements se sont produits au premier semestre 2025 qui avaient échappé à la sagacité des médias mais qui éclairent en ce moment d’un jour nouveau la chronologie de la bataille pour le contrôle du Canal de Panama et de ses ports. Ainsi, Vincent Clerc, directeur général suisse du géant danois de la logistique principalement maritime A.P. Moller-Maersk, avait eu un entretien le 21 janvier 2025, dans le cadre du Forum de Davos, avec José Raul Mulino, président de la République du Panama, dont c’était la première participation à cet événement international puisqu’il avait été élu quelques mois auparavant. Cette rencontre, qui n’a filtré dans la presse panaméenne que 3 mois plus tard, était amplement justifiée par l’importance des activités de Maersk au Panama, qui se sont d’ailleurs considérablement renforcées depuis lors.

Ports et chemin de fer

Un communiqué de l’entreprise APM Terminals, filiale du groupe danois, publié à La Haye le 2 avril 2025, nous apprend qu’elle a acquis la Panama Canal Railroad Company (PCRC), le chemin de fer de 76 km qui unit les villes de Panama et Colon, aux deux extrémités, pacifique et atlantique, du Canal. Il s’agit spécifiquement d’une concession d’exploitation de la ligne ferroviaire qui lui a été délivrée pour 25 ans, alors même que cette concession avait été récemment renouvelée à un autre opérateur en 2023.

L’opérateur précédent était l’américain Kansas City Southern Railway, qui avait remporté la concession en 1998 pour 25 ans, avant d’être racheté à son tour par la Canadian Pacific Railway en 2021. La Kansas comme la Canadian n’avaient qu’un intérêt limité à développer le chemin de fer transisthmique de Panama, car ils sont engagés dans un projet concurrent et plus prometteur, une voie ferrée nord-sud traversant l’isthme de Tehuantepec au Mexique. Comme quoi le naturaliste Alexandre Von Humboldt, qui avait pré-identifié dès le début du XIXème siècle les voies possibles pour le percement d’un canal interocéanique, était bien un visionnaire.

Grandes manœuvres chez les opérateurs portuaires

Début août, Maersk annonce l’ouverture d’un grand centre de stockage et de distribution de marchandises dans l’enceinte de la Zone libre du Manzanillo International Terminal, le MIT panaméen. Voilà donc qu’un outsider danois, le 2ème groupe mondial sur le marché du fret maritime, a pu tranquillement s’immiscer dans l’espace tant convoité de l’écosystème du Canal de Panama, en s’emparant du chemin de fer transisthmique.

Mais Maersk, premier client du port de Balboa, n’est pas le seul groupe européen à avoir des visées sur le Canal et ses ports, puisque le groupe italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC), basé à Genève, premier par l’ampleur et la capacité de sa flotte, est pressenti pour piloter l’opération, par le biais de sa filiale spécialisée dans la gestion portuaire, Terminal Investment Ltd (TIL), ceci d’ailleurs à l’initiative du Fonds d’investissement américain BlackRock, à la recherche d’un allié spécialisé de poids dans l’aventure du rachat des ports gérés par CK Hutchison.

TIL était déjà bien présent à Panama, ayant pris 42,5% du capital de PSA, une compagnie singapourienne concessionnaire du port qui fait face à Balboa. Selon une information de l’agence Bloomberg publiée à la mi-avril, BlackRock s’associait à MSC pour l’opération de rachat des ports, ce qui signifiait concrètement que BlackRock mettrait la main sur les 2 ports panaméens qui l’intéressent et qui, surtout, intéressent la Maison Blanche, ceux de Balboa et Cristobal, et céderait la totalité des autres ports rachetés à Hutchison à un consortium restant à constituer.

MSC et Maersk sont bien des concurrents directs et le premier serait à l’évidence satisfait de pouvoir évincer le second du Panama, d’autant que leur « alliance 2 M, » créée il y a une dizaine d’années, leur permettant de consolider des chargements jusqu’au niveau de containers, a pris fin au début de cette année.

Début mars, lorsque BlackRock et Hutchison avaient surpris les observateurs en annonçant la cession d’une quarantaine de ports par le second au premier, la date du 27 juillet avait été avancée comme le deadline de finalisation de l’accord. Cette date étant aujourd’hui largement dépassée, le directeur financier de CK Hutchison Holdings, le canadien Frank Sixt, a déclaré que la négociation ne sera pas conclue avant l’année prochaine, selon le quotidien Le Monde.

Et la Chine dans tout ça ?

A la mi-avril, le Wall Street Journal a levé le lièvre : Pékin pourrait ne pas s’opposer au deal si son entreprise phare dans le secteur du transport maritime, COSCO, était associée à la gestion du futur consortium. Ceci non pas avec un strapontin mais bien avec une participation au capital suffisante pour justifier un droit de veto.

Comme il se trouve que BlackRock et COSCO travaillent déjà ensemble, le premier étant entré au capital d’une filiale du second spécialisée dans le transport d’hydrocarbures (pétrole et GNL), un futur accord semble possible : BlackRock ne s’intéresse qu’à deux des 43 ports qui seront rachetés à CK Hutchison et pourrait donc céder la gestion des autres, soit à MSC tout seul (ce qu’il pensait faire initialement), soit à MSC – COSCO, qui collaboreraient pour l’occasion. Pour COSCO, ce serait là tout bénéfice, puisqu’il rajouterait d’un coup une quarantaine de ports à son portefeuille de gestion de ports déjà bien garni, notamment en Amérique du Nord, États-Unis compris !

Pour Ricaurte Vasquez Morales, président de l’Autorité du Canal de Panama, il s’agit de relever les deux défis prioritaires. Le premier est d’ordre écologique : les réserves d’eau douce qui remplissent les chambres des écluses du canal ne suffisent plus, ce qui a obligé à réduire le rythme de franchissement du canal du fait de la sécheresse observée depuis 2023. Pour ce faire, un grand projet de lac artificiel, situé sur le fleuve de l’Indien, couvrant près de 5 000 hectares, devrait voir le jour d’ici six ans, quatre pour la construction du réservoir et deux pour son remplissage, au prix d’un investissement de 1,4 milliard de dollars, auquel il faudrait rajouter quelques centaines de millions de dollars pour compenser les milliers d’habitants à transférer ailleurs.

Le second défi est d’ordre économique. La libre-concurrence entre les sociétés concessionnaires des ports devant garantir l’efficacité et la neutralité du Canal, pour stimuler cette concurrence, l’Autorité du Canal dispose d’un projet de nouveau dans ses cartons, le Terminal de Corozal, scindé en deux étapes de développement, qui jouxte celui de Balboa, et fait face à celui de l’entreprise singapourienne PSA.

Enfin, si le consortium chinois Landbridge, qui avait acquis en 2017 (l’année de la déclaration d’amour entre le Panama et la RPC) les droits sur le port de l’île Margarita à l’extrémité caraïbe du canal, ne s’engage plus dans le développement de ce projet qui faisait partie des Nouvelles Routes de la Soie et dont le Panama a dû se retirer sous la pression de Washington, MSC pourrait alors s’y intéresser, faisant changer la donne.

L’entreprise hongkongaise face à la justice panaméenne

En attendant, les nuages s’amoncellent sur les intérêts de CK Hutchison au Panama. Déjà en avril, le Contrôleur Général (l’équivalent du président de la Cour des Comptes en France), Anel Flores, avait révélé, sur la base d’un rapport préliminaire d’audit, que des irrégularités avaient été détectées dans la gestion des deux ports panaméens par l’entreprise hongkongaise, ainsi que dans le versement des redevances au bénéfice de l’État panaméen (il manquait semble-t-il 1,2 milliard de dollars) et les conditions de renouvellement de la concession.

Le rapport final étant depuis sorti, Anel Flores s’interrogeait publiquement sur l’opportunité de déférer CK Hutchison devant la justice, en l’occurrence la Cour Suprême. Certains observateurs notent qu’il a attendu l’échéance du 27 juillet pour prendre position, comme s’il avait laissé à BlackRock et Hutchison la possibilité de conclure leur deal. Comme ce ne fût pas le cas, il fit alors seulement opposition. Quant au président panaméen, José Raul Mulino, il dit faire confiance au Contrôleur Général quant à l’opportunité de déférer Hutchison devant la justice panaméenne, affirmant que le cas échéant il ne s’y opposerait pas.

Mais le chef d’accusation est un peu étrange, puisque Anel Flores saisit la Cour de Constitutionnalité en affirmant que les contrats de concession des deux ports et leur renouvellement il y a quatre ans seraient « inconstitutionnels. » En fait, l’un des recours vise à rendre nul et non avenu le contrat en cours, l’autre à le déclarer non-conforme à la Constitution, ce qui interdirait pratiquement à Hutchison toute défense juridique au Panama.

Même le Conseil de sécurité des Nations unies s’intéresse au Canal de Panama

Nouveau membre non-permanent du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), le Panama en a exercé la présidence tournante en août 2025. Il a proposé à celui-ci d’organiser une session spéciale sur le thème de la sécurité maritime en général, portant en particulier sur celles des ports et des voies maritimes. Le Secrétariat du Conseil rend compte de cette session du 11 août d’une façon lénifiante. Mais il semble bien que le Conseil ait assisté à une féroce bataille entre les délégations états-unienne et chinoise, la première accusant la Chine d’exercer, par son influence en termes d’infrastructure portuaire sur la planète, une menace pour le commerce global et la sécurité.

L’ambassadrice par intérim des États-Unis, Dorothy Shea, a illustré cette accusation par les agissements de Pékin en mer de Chine du Sud, bien loin du Panama. Pour sa part, l’ambassadeur chinois aux Nations unies, Fu Cong, rétorqua que les accusations nord-américaines déguisaient mal la volonté de remettre la main sur le Canal de Panama et que la Chine était très respectueuse de la neutralité de celui-ci, au cœur des traités de 1977 et sur laquelle le Président Mulino insistait. Ce qu’il convient de savourer à sa juste valeur, puisqu’en effet, si la Chine a bien reconnu et formellement ratifié ce principe de neutralité du Canal, il s’agissait à l’époque de la République de Chine (Taïwan) qui y détenait le siège.

Quant Pékin et Washington s’échangent des noms d’oiseau au sujet de Panama

Un nouvel échange à fleurets mouchetés s’est produit le 5 octobre entre les ambassadeurs américains et chinois au Panama. Évoquant une « présence chinoise maligne, » le premier, Kevin Cabrera, un jeune dirigeant républicain de Floride, a accusé la Chine de chercher à mettre la main sur le Canal, de lancer des cyberattaques et de propager la corruption autour des projets d’infrastructure. Le même ambassadeur a en outre menacé les Panaméens qui collaboreraient avec les entreprises chinoises de leur retirer leur visa d’entrée aux États-Unis. La réponse n’avait pas tardé, le représentant de Pékin affirmant que ces accusations étaient portées sans preuve et visaient à saper les liens d’amitié établis par la République Populaire de Chine avec les pays d’Amérique Latine. Bref, « quand Mickey ferme les portes, le panda ouvre ses bras. »

Pour certains observateurs, ces échanges courroucés auraient plus à voir avec une montée des tensions entre Pékin et Washington à l’approche d’une rencontre entre les présidents Trump et Xi en marge du Sommet de l’APEC lors de laquelle la validation d’un montage BlackRock-MSC-COSCO pour la reprise des ports gérés par Hutchison au Panama sera inévitablement au menu.

Pour autant, l’histoire du rachat des ports panaméens par des capitaux nord-américains n’est pas écrite et de nombreuses péripéties sont encore à prévoir. Larry Fink, patron du fonds d’investissement BlackRock et désormais co-président intérimaire du World Economic Forum de Davos, réussira-t-il à évincer les entreprises chinoises de Balboa et Cristobal ? On peut s’interroger sur les véritables objectifs de l’administration Trump, plus encline à expulser les investisseurs chinois du Panama qu’à y promouvoir la libre-concurrence. Mais la perspective d’une solution au différend explosif opposant les États-Unis et la Chine sur l’application chinoise TikTok permet d’imaginer qu’une solution est aussi possible pour Balboa et Cristobal.

Hubiquitus

asialyst.com