lundi 15 septembre 2025

Inde-Chine : un déséquilibre économique qui exacerbe les tensions

 

Bien que l’Inde, cinquième économie mondiale, aspire à un destin économique comparable à son voisin chinois, les écarts de richesse et de développement demeurent considérables.

À son arrivée au pouvoir, Narendra Modi a tenté de renforcer les liens économiques avec Pékin, mais les tensions à la frontière, ainsi qu’un déséquilibre commercial majeur, ont rapidement compromis cette stratégie. L’Inde cherche désormais à réduire sa dépendance à la Chine tout en tentant de rattraper son retard.

Chine-Inde : une asymétrie économique profonde

En 2006, Narendra Modi, alors ministre en chef du Gujarat, se rend en Chine avec une délégation de 35 industriels. Impressionné par le développement économique chinois, il déclare : « Je veux que le Gujarat rivalise avec la Chine ! » Cette visite est l’occasion pour lui d’étudier les zones économiques spéciales (ZES) chinoises et de convaincre les investisseurs chinois de développer des zones similaires au Gujarat. En parallèle, il développe le modèle économique gujarati, axé sur la multiplication de grands projets industriels et d’infrastructure, soutenus par de généreux avantages fiscaux et fonciers offerts par le gouvernement local. Ce modèle, il s’efforcera de le déployer à l’échelle nationale après son élection comme Premier ministre en 2014 (1), notamment avec le lancement du programme « Make in India » destiné à transformer l’Inde en un centre manufacturier mondial, attirant investisseurs, capitaux et technologies.

Dix ans après son arrivée au pouvoir, l’Inde est désormais la cinquième économie mondiale, devançant ainsi son ancien colonisateur britannique, un symbole fort de sa montée en puissance. Pourtant, l’écart de richesse avec la Chine reste considérable. En 2023, le PIB chinois, d’environ 17 758 milliards de dollars, reste près de cinq fois supérieur à celui de l’Inde. Si la croissance rapide de l’économie indienne et le ralentissement de l’économie chinoise devraient réduire cet écart au cours des prochaines décennies, les progrès économiques de l’Inde demeurent insuffisants pour rivaliser avec le « miracle économique chinois », correspondant à une période de transformation rapide impulsée par les réformes de Deng Xiaoping à partir de 1978. Ainsi, depuis les années 1980, la Chine a enregistré une croissance annuelle moyenne de 9 %, tandis que celle de l’Inde s’est établie à 6 %. L’Inde continue de faire face à des défis structurels majeurs, tels que des infrastructures insuffisantes et un manque de main-d’œuvre qualifiée, des obstacles que la Chine a su surmonter pour atteindre le développement industriel spectaculaire qui la caractérise aujourd’hui.

Dès la fin des années 1970, la Chine choisit l’ouverture au monde, orientant son industrie vers l’exportation et attirant massivement les investissements étrangers (2). Ce choix a lieu à une époque de mondialisation accélérée et d’ouverture des marchés, une période désormais révolue. À l’inverse, l’Inde a longtemps privilégié une approche protectionniste, renforcée sous le gouvernement Modi. Bien que les réformes de libéralisation de 1991 aient permis une certaine ouverture de son marché, le pays maintient des droits de douane parmi les plus élevés des économies émergentes, afin de protéger ses entreprises. Cela explique en partie son faible degré d’intégration dans les chaines de valeur mondiales. En comparaison, la Chine représente 14 % des exportations mondiales de marchandises, tandis que l’Inde peine à franchir la barre des 2 %.

L’Inde souffre d’un système de formation professionnelle insuffisamment développé, notamment en raison de la dévalorisation historique des métiers manuels, liée aux traditions du système des castes. L’éducation reste sous-financée, ce qui affecte la qualité de l’enseignement dès les premières années scolaires. Tandis que la Chine, dès les années 1960, a concentré ses efforts sur la lutte contre l’analphabétisme, l’Inde, quant à elle, a privilégié l’enseignement des sciences et de la technologie dans le supérieur. Ce choix se reflète aujourd’hui dans son taux d’alphabétisation qui n’a atteint que 74 % en 2018, alors qu’il est proche de 100 % en Chine depuis déjà une trentaine d’années. Mais ce modèle a aussi permis la formation d’un million et demi d’ingénieurs chaque année, un vivier de talents qui soutient l’expansion rapide du secteur des services. Avec un taux de croissance annuel de 10 %, les exportations de services (3) devraient dépasser celles de marchandises d’ici 2030, pour atteindre 613 milliards de dollars (4).

En Inde, la progression des revenus demeure insuffisante pour générer une amélioration significative du niveau de vie de la population, à l’exception des plus riches, qui captent l’essentiel des fruits de la croissance. En comparaison, entre 2000 et 2020, le PIB par habitant de la Chine a été multiplié par 11, tandis que celui de l’Inde a quadruplé. Ces écarts se reflètent également dans des indicateurs sociaux clés, comme l’espérance de vie : selon l’OMS, en 2021, elle s’élevait à 67,3 ans en Inde et à 77,6 ans en Chine, soit un écart de plus de 10 ans.

La dépendance économique à la Chine, miroir de cette asymétrie

Au début de son premier mandat, à partir de 2014, le Premier ministre Modi, séduit par le succès économique chinois, a cherché à renforcer les liens économiques avec son voisin. Lors de sa visite officielle en mai 2015 en Chine, qui comprenait une séquence économique à Shanghai, 24 accords ont été signés. Un an plus tôt, le président chinois Xi Jinping avait promis d’investir 20 milliards de dollars en Inde, dans l’industrie, l’énergie et les infrastructures. À la même époque, les investissements chinois dans la tech indienne prennent de l’ampleur. Entre 2015 et 2020, près de cinq milliards de dollars sont ainsi injectés dans les start-up indiennes, contribuant à l’émergence de 18 licornes (5). Mais ces perspectives de coopération se dissipent rapidement avec la reprise des tensions militaires à la frontière, comme l’incident de Doklam en 2017, puis les affrontements meurtriers de juin 2020 dans la vallée de Galwan, premier accrochage létal entre les deux puissances depuis 1975.

Cet incident, et la pandémie de Covid-19 qui sévit simultanément, ravivent le débat stratégique sur les dépendances économiques de l’Inde, une préoccupation qui inquiète déjà les autorités depuis plusieurs années. En effet, le déficit commercial croissant entre l’Inde et la Chine, qui a atteint 85 milliards de dollars en 2023, met en évidence un déséquilibre industriel majeur. Les Chinois exportent principalement des biens industriels et importent essentiellement d’Inde des produits de base à faible valeur ajoutée. Vu d’Inde, cette dépendance, notamment dans des secteurs clés comme l’électronique et la pharmaceutique, fragilise sa souveraineté économique.


L’Inde accuse la Chine d’aggraver la situation en renforçant la compétitivité de ses exportations par des subventions publiques, entravant le développement de sa propre industrie. Pour contrer cette situation, le pays a multiplié les droits de douane antidumping et s’est retirée du Partenariat économique régional global (RCEP) (6), par crainte d’être submergé de produits chinois. Par ailleurs, l’Inde reproche à la Chine de bloquer l’accès à ses produits les plus compétitifs, comme les denrées agricoles ou les médicaments, sur le marché chinois.

La présence d’entreprises chinoises dans certains secteurs stratégiques suscite des inquiétudes en Inde. Huawei et ZTE [Zhongxing Telecommunication Equipment] fournissent des équipements de télécommunications souvent critiqués pour les risques qu’ils font peser sur la sécurité nationale. Par ailleurs, les marques chinoises de smartphones détiennent près des deux tiers du marché indien, suscitant des préoccupations sécuritaires liées à un possible accès aux données personnelles. De même, les investissements des géants numériques chinois dans les start-up indiennes soulèvent des interrogations similaires, tout en alimentant des craintes concernant l’utilisation des plateformes pour la diffusion de contenus nuisibles.

Face à ces enjeux, l’Inde a pris des mesures drastiques. Entre 2020 et 2023, près de 550 applications chinoises, dont TikTok et WeChat, ont été bannies du marché indien. Le gouvernement a également durci les règles d’investissements en provenance des « pays voisins » dès avril 2020, obligeant désormais les entreprises chinoises à obtenir une approbation préalable pour leurs projets d’investissement. En parallèle, des restrictions ont été imposées aux fournisseurs chinois dans le secteur des télécommunications, excluant Huawei et ZTE du futur déploiement de la 5G. Le pays a également limité l’octroi de visas d’affaires aux ressortissants chinois. Ces mesures ont provoqué un ralentissement économique dans plusieurs secteurs.

Au-delà de ces mesures de défense économique, l’Inde a également lancé des initiatives pour stimuler la production locale, à l’instar du programme « Atmanirbhar Bharat » (« Inde autosuffisante »). Ce dernier repose notamment sur l’octroi de subventions pour stimuler les investissements dans une douzaine de secteurs industriels clés, où la dépendance à la Chine est la plus marquée. Bien que l’Inde continue de dépendre de la Chine pour certains composants essentiels, la part des importations chinoises dans le total des importations indiennes a légèrement diminué ces dernières années, passant de 16,5 % en 2020 à 15 % en 2023.

Le découplage : une opportunité pour l’Inde ?

La volonté des multinationales américaines et européennes de diversifier leurs chaines de production pour réduire leur dépendance à la Chine offre à l’Inde une opportunité unique de se positionner comme une alternative crédible à son voisin, en tant que hub manufacturier. Cette stratégie, dite « China+1 », née dans le sillage de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, s’est intensifiée avec la pandémie et le ralentissement économique chinois. Jusqu’à présent, l’Inde n’en a toutefois bénéficié qu’à la marge et sa part dans le commerce mondial a stagné sur les cinq dernières années. En effet, de nombreuses entreprises se tournent plutôt vers le Vietnam ou le Mexique (7), des pays mieux intégrés aux chaines de valeur mondiales et plus ouverts aux investissements étrangers. L’Inde, quant à elle, reste à l’écart des chaines de valeur mondiales, même si elle a tout de même réussi à attirer quelques multinationales, essentiellement américaines, comme Apple, qui fabrique désormais 14 % de sa production mondiale d’iPhones en Inde, avec l’ambition d’atteindre 25 % d’ici 2027.

Mais la partie n’est pas encore jouée, et l’Inde possède plusieurs atouts. Malgré ses dépendances à la Chine, elle reste moins vulnérable que la plupart des pays émergents, comme le Vietnam et le Mexique, dont respectivement 30 % et 18 % des importations proviennent de Chine, contre seulement 15 % pour l’Inde. D’autant qu’une partie des nouveaux investissements recensés dans ces pays émergents proviendrait d’entreprises chinoises cherchant à contourner les droits de douane imposés par le gouvernement américain. Dans ce contexte, si l’Inde intensifie ses efforts de découplage économique avec la Chine, elle pourrait renforcer son attractivité en tant que hub manufacturier pour ses partenaires occidentaux. Un découplage total de la Chine semble toutefois illusoire compte tenu du degré de dépendance actuel.

L’Inde bénéficie d’une dynamique démographique favorable, avec une population qui devrait continuer de croitre jusqu’en 2060, pour atteindre environ 1,7 milliard d’habitants, tandis que celle de la Chine est déjà en déclin. Ce phénomène place l’Inde sur la trajectoire pour devenir le plus grand réservoir de main-d’œuvre des prochaines décennies, et ce, à un cout compétitif. Cependant, pour tirer pleinement parti de ce dividende démographique, l’Inde devra garantir un niveau d’éducation et de formation adéquat à sa population, tout en créant un nombre suffisant d’emplois de qualité pour intégrer efficacement cette main-d’œuvre. Cette stratégie, qui a été cruciale dans le succès économique des « Tigres asiatiques » (8) à partir des années 1960, s’avère également essentielle pour l’Inde. En outre, si le pays parvient à améliorer le niveau de vie de sa population, il pourrait également se transformer en un marché colossal, devenant incontournable pour les multinationales.

L’Inde poursuit par ailleurs une diplomatie économique active, avec des résultats notables. Ces dernières années, elle a conclu des accords majeurs, comme celui avec l’Association européenne de libre-échange (AELE) (9) en 2023. Le pays a également renforcé ses liens avec les Émirats arabes unis, devenus un partenaire clé et un investisseur stratégique, ainsi qu’avec l’Australie, désormais un fournisseur crucial de minerais après un accord commercial conclu en 2022. L’Inde intensifie sa coopération technologique, visant des transferts de technologies pour les secteurs industriels et de défense. Cela inclut l’Initiative pour les technologies critiques et émergentes (iCET), lancée avec les États-Unis en janvier 2023, avec déjà quelques résultats concrets comme l’investissement de l’américain Micron Technology dans une usine de semi-conducteurs dans le Gujarat.

Mais pour convaincre ses partenaires, l’Inde devra d’abord surmonter de nombreux défis structurels, notamment le manque de compétences adaptées, l’insuffisance d’infrastructures, un environnement réglementaire complexe et imprévisible, ainsi qu’un fort protectionnisme commercial et une corruption persistante. Aussi, l’Inde déploie de nombreuses politiques sectorielles, souvent orientées vers des secteurs technologiques, peu adaptées à la réalité du tissu industriel indien, alors qu’elle gagnerait à se concentrer sur ses secteurs clés les plus performants comme l’automobile, la pharmaceutique et l’exportation de services à forte valeur ajoutée.

Malgré des politiques volontaristes, l’Inde peine encore à séduire les investisseurs, un échec qui ravive les débats internes sur sa politique restrictive vis-à-vis des investissements chinois. Bien que des dissensions existent au sein du gouvernement, une ouverture progressive semble se dessiner. La relation sino-indienne reste marquée à la fois par une forte dépendance économique et par un antagonisme politique profond. Face à cette situation, le gouvernement de Modi tente de maintenir des relations économiques constructives avec la Chine, tout en gérant une opinion publique hostile et une pression militaire forte à sa frontière. Dans ce contexte, et face au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, qui a annoncé l’imposition de droits de douane supplémentaires « réciproques » à l’encontre de l’Inde à partir du 2 avril, le pays se tourne vers d’autres partenaires, notamment l’Union européenne (UE), avec la visite des commissaires européens à Delhi, fin février 2025. L’Inde et l’UE se sont notamment engagées à conclure un accord de libre-échange d’ici la fin de l’année. La réussite de cette initiative, qui pourrait donner naissance à un bloc commercial rassemblant un quart de la population mondiale, constituera un véritable test pour ses ambitions diplomatiques.

Notes

(1) Christophe Jaffrelot, « Un État plus profond : le style Modi dans le laboratoire du Gujarat », Le Grand Continent, 24 mai 2024 (https://​legrandcontinent​.eu/​f​r​/​2​0​2​4​/​0​5​/​2​4​/​u​n​-​e​t​a​t​-​p​l​u​s​-​p​r​o​f​o​n​d​-​l​e​-​s​t​y​l​e​-​m​o​d​i​-​d​a​n​s​-​l​e​-​l​a​b​o​r​a​t​o​i​r​e​-​d​u​-​g​u​j​a​r​at/).

(2) Arthur R. Kroeber, China’s Economy. What Everyone Needs to Know, Oxford University Press, 2016.

(3) L’Inde exporte essentiellement des logiciels et des services informatiques, et se distingue par l’externalisation de services variés tels que le support administratif, informatique et financier pour des multinationales.

(4) Global Trade Research Initiative (GTRI), « India’s Services Export Revolution: Set to outplace Merchandise by 2030 », 20 novembre 2024 (https://​gtri​.co​.in/​g​t​r​i​F​l​a​g​s​h​i​p​R​e​p​o​r​t​s​d​.​a​s​p​?​I​D​=88).

(5) Une licorne est une start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars.

(6) Le RCEP est un accord de libre-échange entrée en vigueur en 2022 et regroupant 15 pays de l’Asie-Pacifique.

(7) Agatha Kratz, Reva Goujon, « Carpe Futurum: India’s potential as an “Alt-China” destination », Rhodium Group, 11 juillet 2024.

(8) Le terme « tigres asiatiques » fait référence à la Corée du Sud, à Taïwan, à Hong Kong et à Singapour, quatre pays qui ont enregistré une croissance économique rapide entre les années 1960 et 1990.

(9) L’AELE comprend la Suisse, le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande.

Sylvia Malinbaum

areion24.news