lundi 23 juin 2025

Le modèle technologique sud-coréen à la croisée des chemins

 

Si la Corée du Sud a opéré un spectaculaire rattrapage technologique, la compétition stratégique à l’œuvre à travers le monde pose un défi à son modèle d’innovation, essentiellement incrémental, alors que la course technologique actuelle suppose des investissements massifs dans des innovations de rupture. À cela s’ajoute la forte exposition du pays aux rivalités sino-américaines dans les chaines de valeur critiques.

Pour faire face à cette réalité, la Corée du Sud se réorganise à travers une stratégie mêlant protection de sa souveraineté technologique, soutien aux technologies émergentes et diversification de ses partenariats.

Le succès du rattrapage technologique sud-coréen

La maitrise par la Corée du Sud de plusieurs technologies clés est étroitement associée à son modèle exportateur, initialement basé sur les industries lourdes (chimie, sidérurgie) avant de s’orienter, à partir des années 1980, vers des biens de plus en plus technologiques (électronique, automobile, naval). Les grands groupes coréens, ou « chaebols », sont aujourd’hui dans le haut des classements mondiaux dans un grand nombre de technologies, comme celles des smartphones, des semi-conducteurs, des batteries pour véhicules électriques, ou encore des véhicules à hydrogène. Cette transformation est allée de pair avec des dépenses de plus en plus élevées en recherche et développement (R&D), la Corée du Sud étant aujourd’hui le deuxième pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en R&D rapportée au produit intérieur brut (PIB.

Pour mener à bien ce rattrapage technologique, et donc devenir compétitive sur des technologies déjà maitrisées ailleurs dans le monde, la Corée du Sud a misé sur plusieurs atouts. On peut notamment citer la grande taille des groupes coréens, qui leur offre une capacité d’industrialisation très importante, le secteur manufacturier représentant le quart du PIB coréen — soit la deuxième part la plus élevée de l’OCDE. Le secteur privé pèse 77 % du total des dépenses en R&D de la Corée, dont près de la moitié est assurée par les 10 premiers chaebols. Le soutien étatique a également été clé dans le rattrapage technologique dans la phase d’amorçage, en termes d’appui technique et financier, ou en facilitant les accords de transferts technologiques avec des entreprises occidentales (1).

La Corée du Sud hérite de ce rattrapage technologique un modèle d’innovation essentiellement incrémental : 89 % de la R&D coréenne est orientée vers l’amélioration de produits ou de processus industriels existants (2), plutôt que vers le développement de nouvelles technologies.

Certes, les groupes coréens ont récemment démontré leur capacité à investir de nouveaux secteurs, mais par une approche davantage axée sur l’optimisation industrielle que l’innovation technologique. Prenons par exemple les biotechnologies : fondée en 2011, la filiale santé de Samsung, Samsung Biologics, a développé en une dizaine d’années la plus grande capacité de production pharmaceutique au monde (3). Ce bond spectaculaire a été rendu possible par une spécialisation dans le façonnage, c’est-à-dire dans la sous-traitance de la production de médicaments pour le compte de laboratoires internationaux, permettant de miser sur une capacité d’industrialisation à grande échelle (construction d’usines en un temps record, forte automatisation) sans avoir à prendre en charge les couts de développement de nouvelles thérapies (recherche, essais cliniques).

Si l’on se tourne vers les services numériques, la Corée du Sud s’est démarquée par sa capacité à constituer des acteurs nationaux comme Kakao, Naver ou Coupang, qui ont su résister aux GAFAM sur le marché local (messagerie, moteur de recherche, cartographie, e-commerce). Mais la réussite de ces acteurs est davantage liée à une adaptation aux spécificités du marché coréen qu’à une technologie particulièrement différenciable, situation qui limite la capacité de ces groupes à s’internationaliser.

Multiplication des défis mondiaux

Ce modèle d’innovation est de plus en plus remis en question par l’évolution du paysage technologique mondial, à commencer par le rattrapage de la Chine. La concurrence chinoise n’est pas un phénomène nouveau pour la Corée du Sud mais, jusqu’à récemment, le pays avait su s’adapter en progressant vers des applications plus avancées pour rester compétitive. C’est ainsi que, face à la montée inexorable des chantiers navals chinois, les acteurs coréens se sont spécialisés dans les navires à forte valeur ajoutée, pour devenir aujourd’hui leaders des navires de transport de gaz naturel.

Mais ce rattrapage technologique chinois a aujourd’hui atteint une cadence très élevée, appuyée sur la stratégie Made in China. Cette situation réduit l’écart de compétitivité entre les deux pays (4), rend les deux économies davantage concurrentes et contribue au déclin des produits coréens en Chine : la part de marché des smartphones Samsung en Chine est passée en dix ans de 20 % à moins de 1 %. Si les semi-conducteurs sont à ce stade épargnés, en raison d’une avance technologique encore substantielle, les fabricants coréens Samsung et SK font aujourd’hui face à une rapide montée en puissance de concurrents chinois.

Positionnement des chaebols dans les classements mondiaux


La capacité de la Corée du Sud à investir les technologies émergentes, comme l’intelligence artificielle (IA), revêt donc un intérêt économique majeur, qui s’ajoute aux nombreux enjeux stratégiques afférents à la maitrise de telles technologies (données personnelles, sécurité, santé publique, environnement). Or, une autoévaluation menée par le gouvernement coréen (5) montre que plus une technologie est émergente sur le plan mondial, plus la Corée du Sud s’estime en retard technologiquement, les entreprises ayant été réticentes à investir dans une technologie en l’absence de certitudes sur ses applications commerciales et ses marchés futurs.

Dans le domaine de l’IA, malgré quelques démarches prometteuses par Naver, Kakao ou LG, aucun modèle de langage coréen ne s’est encore imposé dans les classements mondiaux. Certes, la Corée du Sud occupe une place centrale dans ce domaine, en produisant les semi-conducteurs nécessaires au fonctionnement des serveurs d’IA. Mais le pays estime qu’il ne peut s’appuyer sur un unique maillon dans un secteur aussi stratégique, d’autant que le récent succès de DeepSeek remet en doute la nécessité pour les modèles d’IA de faire appel à des semi-conducteurs de grande puissance. S’agissant du quantique, le gouvernement coréen reconnait là aussi un retard, s’estimant à 63 % du niveau technologique américain et européen (6).

Dans un premier temps, les chaebols semblent privilégier le rachat d’entreprises technologiques étrangères pour monter en compétence. Mais cette logique fait face aux montants potentiellement faramineux que supposerait le rachat d’entreprises ayant fait leurs preuves technologiquement et commercialement, ainsi qu’à la mise en place par plusieurs pays de dispositifs limitant ce type d’acquisitions dans des secteurs stratégiques.

Un autre facteur de vulnérabilité du modèle technologique coréen est lié aux tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine, qui bousculent l’organisation mondiale de la production des chaebols. C’est notamment le cas des mesures américaines à l’encontre de la Chine dans les semi-conducteurs, Samsung et SK exportant la moitié de leurs semi-conducteurs vers la Chine, tout en fabriquant en Chine environ le quart de leur production mondiale. On retrouve cette situation dans le domaine des batteries, les groupes coréens étant fortement impactés par les limitations d’approvisionnements en minéraux critiques chinois mises en place par les États-Unis. Au global, selon le Fonds monétaire international (FMI), la Corée du Sud serait le pays le plus exposé à un découplage économique entre la Chine et les pays de l’OCDE (7).

À court terme, les entreprises coréennes ont misé sur un développement aux États-Unis : elles ont annoncé pas moins de 110 milliards d’euros d’investissement dans ce pays au cours des quatre dernières années, dont la majorité dans les semi-conducteurs et les batteries, s’appuyant sur les subventions proposées dans le cadre du CHIPS Act et de l’Inflation Reduction Act. En parallèle, ces mêmes groupes ont négocié auprès de l’administration Biden des dérogations pour maintenir leurs opérations en Chine et leurs approvisionnements chinois.

Cette stratégie pourrait être remise en question par l’administration Trump, propice à des durcissements vis-à-vis de la Chine et à des revirements sur le soutien financier accordé aux projets industriels des chaebols. À long terme, bien qu’elles continuent de voir la Chine comme un marché incontournable, les entreprises coréennes sont conscientes qu’elles pourront de moins en moins s’appuyer sur ce partenaire dans les technologies avancées.

Une reprise en main du modèle d’innovation

Face à ces défis, la Corée du Sud a engagé plusieurs actions, à commencer par la préservation à court terme de son patrimoine technologique. Le pays a ainsi renforcé son arsenal de sécurité économique (filtrage des investissements étrangers, prévention des fuites technologiques), pour faire face à la recrudescence des cas de vols de technologies, majoritairement liés à la Chine (8). Toujours dans un esprit de souveraineté, le gouvernement a récemment axé sa stratégie industrielle sur le maintien de la production sur le sol coréen des filières stratégiques, avec notamment un projet de cluster de semi-conducteurs de près de 500 milliards d’euros. Cette stratégie met un accent particulier sur la localisation d’étapes de production complémentaires aux maillons technologiques déjà maitrisés (par exemple les composants pour batteries, les matériaux pour les semi-conducteurs, les machines-outils).

Le deuxième axe consiste à créer les conditions d’une plus grande présence dans les technologies de rupture. Le gouvernement coréen tente de pallier l’aversion au risque des groupes coréens, avec notamment 20 milliards d’euros de soutien public à la R&D dans 12 technologies émergentes, dont l’IA, le quantique ou encore le spatial, pour les cinq prochaines années (9). L’État souhaite aussi cultiver un tissu de start-up innovantes, l’accaparement de la R&D par quelques grandes entreprises faisant courir le risque qu’un virage technologique manqué par une entreprise puisse nuire à l’ensemble de la capacité d’innovation du pays (ce que l’OCDE surnomme « scénario finnois » en référence au virage raté du smartphone par Nokia) (10). Les grands groupes montrent aussi des signes de changement, comme Samsung qui a récemment présenté ses excuses pour avoir perdu du terrain en matière d’IA avant de remanier en profondeur ses équipes dirigeantes.

Un dernier axe est celui de la diversification des partenariats technologiques, en vue de limiter la dépendance aux États-Unis et à la Chine. Cette démarche a notamment été un des moteurs du rapprochement entre la Corée du Sud et le Japon, à l’œuvre depuis deux ans, et qui a donné lieu à quelques annonces significatives comme l’ouverture d’un nouveau centre en R&D de Samsung à Yokohama. L’Europe est aussi une piste explorée par la Corée du Sud, à la faveur de son accession en 2025 au statut de membre associé d’Horizon Europe. L’expertise française en matière d’IA, de quantique et de spatial est en particulier très bien perçue par les groupes coréens, source de coopérations et de débouchés industriels et commerciaux pour le savoir-faire français.

Auto-évaluation de la compétitivité technologique de la Corée dans les industries stratégiques

La réussite de ces transformations est soumise à de nombreuses incertitudes, parmi lesquelles la situation politique en Corée du Sud, qui pourrait se traduire par des élections anticipées, et bien évidemment les perturbations pouvant découler du contexte international. Il ne faut cependant pas sous-estimer la capacité de mobilisation de ce pays face à l’adversité, comme après la guerre de Corée ou lors de la crise asiatique des années 1990. Les défis structurels de la Corée peuvent aussi être source d’opportunités, à commencer par sa crise démographique. Les pertes de productivité dues au déclin de la population active sont en effet de nature à décupler les effets économiques de l’IA, notamment en termes d’automatisation, dans un pays qui se distingue déjà par le plus fort taux au monde de robotisation, de pénétration d’Internet et de couverture 5G.

Notes

(1) Voir notamment : Jaeyong Song, « Technological Catching-Up of Korea and Taiwan In the Global Semiconductor Industry: A Study of Modes of Technology Sourcing », Discussion Paper n°15, Columbia Business School, décembre 2000 (https://​rebrand​.ly/​y​v​s​v​11r).

(2) Science and Technology Policy Institute, « Enquête sur l’innovation en Corée », 2022 (https://​rebrand​.ly/​q​7​d​0​7nd).

(3) Mirae Asset Securities Research, 2024 (https://​rebrand​.ly/​3​d​4​95f).

(4) Jung Min Han, Jeong-Hyun Kim, « The Recent Slump in South Korea’s Exports to China: Analysis of Causes and Implications », Korea Institute for Industrial Economics and Trade (KIET), décembre 2023 (https://​rebrand​.ly/​r​e​c​e​n​t​s​l​u​m​p​b​e​c​9db).

(5) Ministère des Sciences et des Technologies de l’information et de la communication, octobre 2022 (https://​rebrand​.ly/​9​k​2​z​llq).

(6) Ibid., juin 2023 (https://​rebrand​.ly/​s​7​1​e​igu).

(7) Fonds monétaire international (FMI), « Perspectives régionales – Moyen-Orient et Asie centrale : gagner en résilience et promouvoir une croissance inclusive », octobre 2023 (https://​www​.imf​.org/​f​r​/​P​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​R​E​O​/​M​E​C​A​/​I​s​s​u​e​s​/​2​0​2​3​/​1​0​/​1​2​/​r​e​g​i​o​n​a​l​-​e​c​o​n​o​m​i​c​-​o​u​t​l​o​o​k​-​m​c​d​-​o​c​t​o​b​e​r​-​2​023).

(8) Moon Kwang-min, «  還還 僻 晦獎\» [« Délocalisation de la technologie des semi-conducteurs et des écrans », Maeil Business Daily, 25 novembre 2024 (https://​www​.mk​.co​.kr/​n​e​w​s​/​s​o​c​i​e​t​y​/​1​1​1​7​7​584).

(9) Ministère des Sciences et des Technologies de l’information et de la communication, 27 aout 2024 (https://​rebrand​.ly/​e​n​g​b​b​s​3​0​c​8c9).

(10) OECD, « OECD Reviews of Innovation Policy: Korea 2023 », octobre 2023, p. 39 (https://​rebrand​.ly/​o​e​c​d​r​e​v​i​e​w​s​5​e​b​532).

Christophe Bonneau

areion24.news