mardi 29 avril 2025

Ruses et opérations de déception dans la guerre d’Ukraine (2022-2024)

 

La guerre en Ukraine s’impose comme un laboratoire unique, y compris des ruses et des opérations de déception dans un contexte marqué par la transparence accrue du champ de bataille. Dès 2014-2015, la maskirovka russe – cet art sophistiqué de la tromperie militaire visant à dissimuler ses intentions, à brouiller les perceptions ennemies et à projeter une image faussée de ses capacités – occupe une place centrale dans la conduite du conflit. Cependant, en prélude à l’offensive du 24 février 2022, la Russie semble moins performante dans l’exécution de ces stratagèmes. Malgré tout, elle tente de façonner l’espace informationnel par des techniques empruntées aux précédentes campagnes, notamment en Géorgie (2008), en Crimée et dans le Donbass (2014), témoignant d’une continuité dans l’usage stratégique de la manipulation (1).

Fin 2021 et début 2022, Moscou essaie de fabriquer un casus belli. Les autorités russes relaient un discours ancien selon lequel Kiev chercherait à perpétrer un « génocide » contre les citoyens russophones du Donbass, d’où des allégations de crimes de guerre comme des « découvertes de charniers ». Le 18 février 2022, les présidents des républiques autoproclamées de Louhansk et de Donetsk appellent à l’évacuation de leurs territoires face à l’imminence d’une prétendue « invasion ukrainienne ». Puis, les 19 et 21 février, les Russes diffusent de fausses images d’« attaques ukrainiennes » sur leur sol. Les médias accusent en outre l’Ukraine et les États-Unis de fabriquer des armes biologiques dans des laboratoires secrets, réactivant une opération de désinformation datant des années 1980.

Invasion de l’Ukraine : une maskirovka décevante

Sur un plan plus directement opérationnel et pour obtenir la surprise, des tentatives de « désensibilisation » sont menées, rappelant les procédés employés avant l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. Tout en affirmant que le renforcement des capacités militaires russes à la frontière n’est destiné qu’à des manœuvres d’exercice, les démonstrations de force se multiplient à partir de début 2021. En décembre, environ 100 000 soldats russes sont massés à la frontière. Au début du mois de février 2022, 30 000 sont en Biélorussie, à quelques centaines de kilomètres de Kiev, le plus grand déploiement depuis 1990. Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko évoquent un exercice conjoint. Le 15 février 2022, la Russie annonce que les exercices sont terminés et diffuse des images de chars sur des trains. Le 17, Vladimir Poutine réaffirme la nature défensive de ces manœuvres.

Si ces tentatives de désinformation s’appuient sur une très forte activité sur les réseaux sociaux (2), elles demeurent vaines. La plupart des allégations russes sont rapidement démenties, notamment par une communauté du « renseignement en source ouverte », très active. Plusieurs indices indiquent que ce sont de réels préparatifs à une invasion, comme l’installation d’hôpitaux de campagne en Crimée et en Biélorussie et, surtout, le stockage de vastes quantités de sang. D’ailleurs, les services de renseignement américains et britanniques alertent sur une invasion à venir, donnant vraisemblablement à Kiev des informations détaillées (3). Des plans fuitent même dans la presse (4). Les Ukrainiens semblent avoir pu se préparer et disperser une partie de leurs moyens, notamment de défense sol‑air.

Pour autant, si la surprise quant à l’invasion n’a pas été réelle et si le dispositif militaire russe était largement connu, on peut estimer que Moscou est parvenu à tromper quant à son intention : les Ukrainiens ont été surpris « non seulement par la date de l’attaque – avec une alerte entre quelques heures et deux jours seulement avant l’offensive russe –, mais aussi par son axe d’effort (5) », qui ne s’est pas concentré sur le Donbass, scénario pourtant envisagé jusqu’à mi-février 2022 par l’état – major ukrainien (6). Les troupes russes aux frontières nord et nord-est, dont le volume est jugé insuffisant pour saisir Kiev, feraient partie, pour les militaires ukrainiens, d’une opération de déception. Ainsi, plus de 10 brigades, soit près de la moitié de la masse de manœuvre ukrainienne, demeurent déployées dans le Donbass (7). Or, le premier axe d’attaque provient de Biélorussie, d’où une certaine réussite de la manœuvre de déception russe, au prix, tout de même, d’une sécurité opérationnelle très forte imposée aux unités qui a provoqué leur impréparation logistique et morale, alors qu’elles pensaient prendre part à un exercice.

En revanche, au lancement de l’attaque, le 24 février 2022, et au cours de la première phase de la guerre (février-mars), ce qui frappe, aux niveaux tactique et opératif, c’est que des fondamentaux de la maskirovka ont été enfreints par les militaires russes avec une pratique du camouflage peu efficace ou l’utilisation de moyens de communication non cryptés. C’est l’une des causes de l’échec de l’« opération militaire spéciale », aux côtés de bien d’autres, et en particulier la préparation des Ukrainiens à une offensive depuis plusieurs années et la profonde transformation de leur armée. En outre, l’apport de la cyberélectronique aux opérations de déception a été moins évident dans le conflit ukrainien en 2022-2023 qu’en 2014. Moscou a montré une capacité de coordination minimale au niveau stratégique, sans que de véritables effets combinés cyber/cinétiques puissent être observés sur le plan tactique. Quelques ruses cyberpsychologiques ont toutefois pu être détectées, comme la diffusion ciblée, avant l’invasion, de messages d’intimidation sur les téléphones personnels de soldats ukrainiens (8). Une fois déclenchée, l’invasion russe a été complétée par des tentatives d’utilisation de deepfakes. Le 16 mars 2022, une vidéo du président Zelensky appelant à rendre les armes a ainsi été publiée. Techniquement peu crédible et contrée très rapidement, elle n’a pas eu d’effets. Somme toute, leurs réussites à partir de 2014 ont très probablement conduit les dirigeants russes à présumer de leurs capacités cyber et électroniques contre l’Ukraine et, pour ce qui concerne leur apport aux opérations de déception, nous sommes encore bien loin des effets qui pourraient être attendus.

La ruse au niveau opératif : l’exemple des contre-offensives ukrainiennes

Après l’échec de la prise de Kiev qui impose le retrait russe des axes nord et nord-est, une ligne de front relativement solide se met en place. Se développe progressivement un discours autour d’une bataille à venir pour la tête de pont de Kherson, une poche de 20 à 50 km de profondeur au nord du Dniepr défendue par 22 à 25 groupements tactiques russes. Moscou dispose par ailleurs de réserves générales étoffées dans ce secteur : trois armées entre le Dniepr et Mélitopol (5e, 35e et 29e), pratiquement le tiers du corps expéditionnaire en Ukraine. Un succès à Kherson permettrait aux Ukrainiens de retrouver l’initiative (9). Le président Zelensky et le ministre de la Défense Oleksiy Reznikov parlent publiquement de préparatifs en vue d’une grande opération pour reprendre des territoires dans le sud du pays. Fin août, Kiev intensifie ses bombardements sur la région de Kherson, utilisant notamment ses lance – roquettes HIMARS. En prévision d’une attaque, la Russie repositionne des troupes pour renforcer ses positions dans le sud. Les commentateurs s’accordent alors pour dire qu’il s’agit des prémices de la première contre – offensive ukrainienne tant attendue.

Les Ukrainiens lancent, le 29 août, une préparation d’artillerie majeure ainsi qu’une douzaine d’attaques sur toute la largeur du front, avec sept brigades de l’armée régulière et sept autres des forces territoriales et de la garde nationale. Plusieurs réussissent. Les combats sont intenses, le taux de pertes dans certaines unités avoisine les 50 %. La contre – attaque ukrainienne semble faire long feu. Le ministre de la Défense déclare que l’Ukraine ne dispose pas du matériel nécessaire pour reprendre du terrain sur une grande échelle. Dans le même temps, un black-out complet est demandé aux blogueurs par les Ukrainiens. Des sites ukrainiens comme Davidoff et War in Ukraine passent de l’optimisme au pessimisme. Malgré cela, quelque chose se prépare. Oleksiy Danilov, chef du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, déclare par exemple le 1er septembre à Time : « Nous sommes en guerre, et pas seulement dans le sud. » De nombreux experts doutent toutefois que l’Ukraine soit capable d’organiser une contre – offensive sur deux fronts.

Début septembre 2022, les Ukrainiens, les Russes et tous les observateurs de la guerre regardent donc à l’unisson en direction de Kherson et de la rive sud-ouest du Dniepr (10). Pourtant, tout en continuant à frapper au sud, le 6 septembre, l’armée ukrainienne lance une vaste contre – offensive dans la région de Kharkiv, au nord-est. En trois jours, ses forces percent les lignes russes, encerclant et reprenant la ville de Balakliya. La poussée se poursuit ensuite plus à l’est et, le 10 septembre, les forces ukrainiennes s’emparent de la ville de Koupiansk. À cette date, 2 000 km2 sont reconquis et le ministère russe de la Défense doit annoncer le retrait des troupes de la ligne de front qui s’effondre.

Cette percée a‑t‑elle été rendue possible par la mise en œuvre d’une opération de déception classique (apparaître faible là où l’on est fort) mêlant une diversion vers Kherson et des actions psychologiques (11) ? Les Ukrainiens ont pu s’appuyer sur leur connaissance des préconceptions des Russes : pour ces derniers, reprendre Kherson, seule grande ville du pays occupée par la Russie, devait forcément être l’objectif de Kiev afin de libérer des zones agricoles, de rétablir un accès à la mer Noire et de profiter de la forte résistance à l’occupation dans cet oblast le plus éloigné des lignes de ravitaillement russes. La sécurité opérationnelle et les actions d’intoxication ont trompé la Russie, les observateurs de la guerre et le grand public. Kiev avait par ailleurs une bonne vision des capteurs russes et de ce à quoi la Russie prêtait attention et a pu l’intégrer dans son opération de déception. Enfin, il faut souligner l’absence de supériorité aérienne : la Russie ne pouvait pas utiliser librement ses avions de renseignement, de surveillance et de reconnaissance au-dessus du champ de bataille, ce qui limitait sa capacité à suivre les mouvements ukrainiens. Un doute demeure toutefois. Rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que la contre – offensive dans la région de Kherson n’était qu’une feinte. L’Ukraine y a engagé une puissance de combat considérable et il est peu probable qu’elle ait agi de la sorte dans le seul but d’attirer les forces russes. Il peut donc également s’agir d’une offensive d’opportunité, les Ukrainiens – avec l’aide de pays occidentaux – s’étant rendu compte au cours de l’été de la faiblesse du dispositif de la 144e division d’infanterie russe. Quoi qu’il en soit, l’Ukraine est parvenue à créer un dilemme pour les Russes, l’une des clés de la réussite tactique : soit s’engager à fond ou pour Kherson ou pour Kharkiv, soit diviser ses forces.

En 2024, la transparence accrue du champ de bataille et la forme prise par les combats font dire à certains commentateurs que toute surprise est impossible. Pourtant, le 8 août 2024, Kiev la crée en menant une contre – offensive en direction de Koursk avec deux à trois brigades, conquérant 1 000 km2 en une semaine. Ce succès initial s’explique une fois encore par la faiblesse du dispositif russe dans ce secteur et un réseau routier presque intact dans les oblasts de Soumy et de Koursk, offrant un espace de manœuvre très propice à une attaque – surprise. Mais l’Ukraine s’attache également à conserver le secret sur ses intentions réelles. La planification se fait ainsi en comité très restreint, à tel point que les unités devant mener l’opération ne seront prévenues que quelques heures avant. Les Ukrainiens masquent leur montée en puissance, la faisant dans un secteur calme du front fournissant des axes logistiques vers Kharkiv et vers Koursk.

L’Ukraine lance en outre une campagne de désinformation pour tromper quant à son intention, des dirigeants militaires et politiques s’exprimant sur leur incapacité à mener une contre – offensive avant le printemps 2025. L’armée ukrainienne annonce aussi que la 61e brigade mécanisée se déplacera à Vovchansk, soit dans le nord-est de l’Ukraine. Kiev mène surtout une manœuvre de contre – renseignement très efficace en détruisant les capteurs russes et façonne le champ de bataille par des frappes pour entraver la capacité de réaction de Moscou. Ainsi, les Ukrainiens atteignent la surprise tactique grâce à des actions antidrones et antiradars, puis de guerre électronique contre les réseaux russes de transmission associées à des actions d’intoxication (12). Si des documents d’état – major capturés dans le secteur de Koursk montraient que le renseignement russe avait prévenu du risque d’une offensive (accréditant la thèse de l’auto – intoxication russe), il est pareillement plausible que les Ukrainiens soient parvenus, par leur manœuvre d’intoxication, à tromper une partie du commandement russe.

Leurres : tromper c’est survivre

Concernant la ruse, la transparence accrue du champ de bataille, la létalité croissante, en particulier liée aux tirs indirects à longue distance et aux drones, ainsi que la forme prise par le combat – front relativement fixe – ont aussi poussé les deux belligérants à utiliser massivement des outils aussi anciens que la guerre, les leurres tactiques terrestres, des équipements factices destinés à tromper l’observation ennemie.

Chez les Ukrainiens, comme dans beaucoup d’armées post – guerre froide, les leurres ont d’abord été vus comme des accessoires peu utiles. Andrii Rymaruk, de l’ONG Come Back Alive qui a joué un rôle de premier plan dans l’approvisionnement des soldats ukrainiens en matériel depuis 2014, explique que son association travaillait à la conception de prototypes gonflables avant l’invasion, mais que l’armée aurait affirmé ne pas en avoir besoin (13). Des leurres simples, essentiellement des mannequins, sont apparus dès début 2022, notamment dans des tranchées dans le secteur de Kharkiv. Des avions factices ont également été très rapidement utilisés pour accroître la survivabilité des aéronefs. En outre, les premières frappes russes sur les aérodromes ukrainiens ont détruit de nombreux hangars. En photographiant ces dégâts et en imprimant ce motif sur des bâches tendues au – dessus de ces zones, il a été possible, pour les Ukrainiens, d’y redéployer des avions à l’abri, cette position étant considérée comme détruite par les Russes (14). De même, des frappes répétées ont été menées contre plusieurs sites des systèmes de défense sol-air factices, par exemple un radar mobile d’IRIS‑T.

Dans un contexte de front relativement stabilisé et de menace permanente de frappes russes, l’emploi des leurres s’est ensuite constamment développé chez les Ukrainiens. Si certaines unités peuvent fabriquer les leurs, des fournisseurs sont également apparus. Metinvest, une très grande entreprise sidérurgique et minière ukrainienne, s’est lancée dans la production de leurres dès l’été 2022, entre autres avec des répliques d’obusiers D‑20 et de M‑777 offrant une bonne signature visuelle et coûtant moins de 1 000 dollars. Par ailleurs, les livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine ont inclus des leurres, dont certains relativement sophistiqués. Le Pentagone a ainsi livré des Joint Threat Emitter de Northrop Grumman (15). Cet outil, normalement destiné à l’entraînement des pilotes, émet des signaux imitant les systèmes de défense aérienne. Des drones ADM‑160B (MALD) ont également été transférés. Ils peuvent brouiller les radars ou simuler des formations de bombardiers ou de chasseurs et aident à la pénétration des défenses antiaériennes.

Aujourd’hui, sur le terrain, les systèmes d’armes les plus précieux sont accompagnés d’une « garde rapprochée » en bois, en métal, ou gonflable. Les positions d’artillerie réelles sont systématiquement associées à deux ou trois positions factices avec des leurres de HIMARS, de M‑777, de M‑109, de D‑20, etc., mais aussi des copies factices de radars AN/TPQ‑48 et AN/TPQ‑36. Il en va de même pour la défense sol-air ukrainienne. Les équipes de drones, qui souffrent d’une attrition élevée, mettent aussi en œuvre, aux côtés de la dissociation entre le point de décollage/atterrissage et l’emplacement de pilotage et des déports d’antennes, des leurres d’antennes et de faux systèmes de brouillage faits à partir de moyens dégradés pour tenter d’accroître leur survivabilité. Tous ces leurres semblent utiles. Mi-2022, la Russie a ainsi annoncé avoir détruit 44 HIMARS alors que 16 seulement auraient été livrés. Surtout, plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des frappes russes sur des leurres ukrainiens (16).

Les Russes emploient eux aussi des leurres à grande échelle, même si cet usage est un peu moins documenté. Le développement des frappes à longue distance par les Ukrainiens les a en particulier poussés à mettre en œuvre ce procédé dans la profondeur. À l’été 2022, deux barges servant normalement de cibles sont installées à proximité de pont de Kertch. Couvertes de déflecteurs radars, elles sont probablement là pour leurrer les missiles ukrainiens. Des silhouettes d’avions peintes sur le tarmac sont détectées sur les bases de Belbek, de Gvardeyskoye et de Krymsk au deuxième semestre 2023. Plus tard, en janvier 2024, une image de Planet Labs montre une silhouette d’avion de chasse peinte sur le tarmac de la base aérienne de Mozdok. Ce procédé, qui peut sembler archaïque, vise sans doute à berner certaines IA de perception basiques embarquées dans des drones. La tromperie n’a toutefois pas échappé à l’œil humain. En septembre 2023, des images de la base aérienne d’Engels‑2 montraient des Tu‑95 et des Tu‑160 avec une partie de leurs ailes et de leurs fuselages couverte par des pneus. Si les motifs de ces procédés sont débattus, la recherche d’une protection contre les attaques de drones ou une tentative de modification de la signature radar sont des hypothèses crédibles. Dans le domaine naval, en mars 2024, d’autres images permettent de découvrir une silhouette de sous – marin et une structure visant à imiter un kiosque sur un dock de Novorossiysk. Puis, en août 2024, dans le port de Sébastopol, un leurre en bois de sous – marin de la classe Kilo est découvert. Ici aussi, c’est probablement la menace des drones ukrainiens qui a poussé à prendre ces mesures. Sur le front, les Russes mettent aussi en œuvre des tranchées factices piégées avec des explosifs déclenchés lorsqu’elles sont occupées par des Ukrainiens.

Les drones, omniprésents dans le conflit, jouent également le rôle de leurres. Ainsi, dans leurs missions de suppression des défenses antiaériennes, les Russes ont employé quelques missiles antiradars AS‑17 Krypton, mais aussi des drones cibles E95M dès le début de l’invasion, puis surtout des drones leurres imitant les munitions rôdeuses Lancet et Zala pour stimuler et localiser les systèmes de défense sol-air ukrainiens et les détruire grâce à une deuxième vague de drones. Ces drones leurres sont fabriqués en mousse et en chiffons et équipés d’une lentille à gradient d’indice Lüneberg simulant la signature radar des drones « kamikazes ». Ils peuvent intégrer une carte SIM ou un lien via fibre optique pour transmettre en temps réel la position des défenses ukrainiennes (17). De façon générale, les drones font désormais l’objet d’une véritable manœuvre et les Russes, pour contrecarrer la guerre électronique, lancent régulièrement un essaim composé d’une dizaine d’engins de différents types, dont des leurres, pour saturer les défenses ukrainiennes, complexifier les processus décisionnels et maximiser l’efficacité des drones kamikazes. La Russie a en outre déployé des ballons leurres équipés d’une feuille métallique triangulaire perturbant les signatures radar.

Quelles leçons ?

Une analyse initiale des opérations de déception et des ruses dans la guerre en Ukraine permet de dégager plusieurs enseignements clés dans un conflit opposant des adversaires aux capacités technologiques avancées. Tout d’abord, l’omniprésence des capteurs et la transparence accrue du champ de bataille n’éliminent pas la possibilité de surprendre l’adversaire, mais elles imposent de plus grandes exigences en matière de planification et d’exécution des opérations de déception – d’où l’importance d’avoir des états – majors rompus à ce procédé. Paradoxalement, cette prolifération des capteurs ouvre également de nouvelles opportunités pour semer la confusion et désorienter l’adversaire. Dans ce contexte, rétablir temporairement une « bulle d’opacité » devient vital, et la manœuvre de contre – renseignement – combinant brouillage, destruction des capteurs adverses et désinformation – s’impose comme un impératif tactique.

De plus, cette guerre réaffirme l’importance de manipuler les préconceptions de l’adversaire pour l’induire en erreur. Exploiter le biais de confirmation, en jouant sur ce que l’ennemi est prédisposé à croire, s’avère souvent plus efficace que chercher à bouleverser radicalement sa compréhension de la situation – un objectif extrêmement difficile à atteindre. La préservation du secret, y compris vis-à‑vis de ses propres troupes, s’inscrit également comme une condition essentielle de la réussite des ruses, bien que cette exigence génère un dilemme entre la surprise tactique et la préparation à l’action. En outre, cette guerre démontre qu’une connaissance fine du dispositif ennemi ne garantit pas l’immunité face à la surprise. La compréhension des intentions adverses reste un art complexe et incertain, que l’emploi habile des opérations de déception peut rendre encore plus difficile à maîtriser.

Enfin, concernant l’usage des leurres, les avancées technologiques en matière de détection réduisent l’efficacité d’une simulation massive d’installations ou de formations tactiques. Toutefois, la létalité accrue des systèmes d’armes, tant sur les lignes de confrontation que dans la profondeur stratégique, pousse les protagonistes à multiplier l’emploi de leurres. Ceux-ci visent alors surtout à accroître la survivabilité des unités, tout en forçant l’adversaire à gaspiller des munitions coûteuses et précieuses. Au bout du compte, si les caractéristiques de la guerre évoluent, ruses et opérations de déception demeurent des outils indispensables pour tout chef militaire. 

Notes

(1) Rémy Hémez, Les opérations de déception : ruses et stratagèmes de guerre, Perrin/ministère des Armées, Paris, 2022, p. 233‑246.

(2) L’activité des comptes suspectés de véhiculer de la propagande russe sur Twitter augmente de 3 000 % en novembre et décembre 2021 par rapport au reste de l’année. Cf « Investigating Twitter Disinformation in Ukraine », Mythos Lab, 1er avril 2022.

(3) Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Recherches & Documents, no 02/2023, FRS, février 2023.

(4) La première fut celle-ci : Shane Harris, « Russia planning massive military offensive against Ukraine involving 175,000 troops, U.S. intelligence warn », The Washington Post, 3 décembre 2021.

(5) Michel Goya et Jean Lopez, L’ours et le renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, Perrin, Paris, 2023, p. 140.

(6) Mykaylo Zabrodskyi et coll., « Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia’s Invasion of Ukraine: February-July 2022 », RUSI, 30 novembre 2022.

(7) R. Polisini, « La cinématique de la défense dans la guerre en Ukraine. Une comparaison des approches ukrainiennes et russes », École de guerre, 2024.

(8) Kenneth R. Rosen, « Kill Your Commanding Officer’s: On the Front Lines of Putin’s Digital War With Ukraine », Politico, 15 février 2022.

(9) Ilya Ponomarenko, « What would a Ukrainian counter-offensive in Kherson look like? », The Kyev Independant, 19 juillet 2022.

(10) Nico Lange, « How to beat Russia What armed forces in NATO should learn from Ukraine’s homeland defense », GLOBSEC, février 2023.

(11) H. Dylan et coll., « The Kherson Ruse: Ukraine and the Art of Military Deception », Modern War Institute, 12 octobre 2022.

(12) Dorsel Boyer et Robert K. Becker, « How Ukraine Overcame the Transparent Battlefield to Achieve Operational Surprise in Kursk », TRADOC G2, 19 septembre 2024.

(13) « How Ukraine is using fake tanks and guns to confuse the Russians », The Economist, 17 avril 2023.

(14) Mykaylo Zabrodskyi et coll., « Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia’s Invasion of Ukraine: February-July 2022 », op. cit.

(15) Brian Everstine, « U.S. Has Sent Threat-Emitters To Ukraine To Confuse Russian Aircraft », Aviation Week, 4 décembre 2022.

(16) Par exemple : https://​twitter​.com/​A​n​d​r​e​w​P​e​r​p​e​t​u​a​/​s​t​a​t​u​s​/​1​5​8​0​9​0​5​7​9​2​6​3​4​4​6​6​305 et https://​twitter​.com/​O​s​i​n​t​t​e​c​h​n​i​c​a​l​/​s​t​a​t​u​s​/​1​6​6​8​2​6​4​3​2​2​9​0​7​2​3​0​211

(17) « Operation False Target: How Russia plotted to mix a deadly new weapon among decoy drones in Ukraine », Economic Times, 26 novembre 2024.

Rémy Hémez

areion24.news