Créée le 19 janvier 1963, désignée unité militaire no 90802 selon certaines sources, la Direction principale de la recherche en haute mer du ministère de la Défense de la Fédération de Russie (Glavnoye upravlenie glubokovodnikh issledovanii ou GUGI) est le département de la marine chargé des activités spéciales en eaux profondes. S’il n’est pas répertorié dans la structure du ministère, le GUGI est souvent cité dans la presse russe (1).
Ce département dirige la cartographie des fonds et câbles sous-marins et mène des opérations de sauvetage ; il conduit des activités classifiées qui comprennent, potentiellement, des actions contre les équipements étrangers qui se trouveraient dans les eaux russes et contre les câbles transocéaniques et senseurs immergés dans l’éventualité d’un conflit. Fondée en octobre 1978 et subordonnée au GUGI, l’unité militaire no 45707 de Peterhof comprend les hydronautes intervenant sur les fonds marins, pendant des cosmonautes dans l’espace (2). De 2005 à 2020, le GUGI est dirigé par le vice-amiral Alexey Vitalievich Burilichev, fait héros de la Fédération de Russie après le pistage en 1996 d’un Sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) américain Ohio en Atlantique (3). Mort du coronavirus, il est remplacé par le vice-amiral Vladimir Vladimirovitch Grishechkin, ancien commandant des forces sous-marines de la flotte du Nord, après avoir servi dans le Pacifique. Force d’élite dont certains équipages sont constitués exclusivement d’officiers supérieurs, le GUGI a reçu de nouveaux moyens après la catastrophe du sous-marin Koursk en 2000, lors de laquelle l’aptitude et l’entraînement des plongeurs russes avaient été remis en cause.
Plateformes
Au 1er novembre 2024, le GUGI dispose d’au moins cinq navires de recherche et d’intervention en eaux profondes, tous équipés de mini-sous-marins et/ou de drones, certains capables de descendre à plus de 6 000 m de profondeur. Parallèlement, le GUGI supervise la 29e division sous-marine de la flotte du Nord ainsi qu’une nouvelle division sous-marine dans la flotte du Pacifique, qui mettent en œuvre trois sous-marins nucléaires porteurs de plus petits sous-marins également à propulsion nucléaire et destinés à des interventions à plus de 2 000 m de profondeur. Les cinq navires de recherche du GUGI sont :
• un Projet 22010 Kruys (5 700 t), le Yantar, construit au chantier Yantar de Kaliningrad, admis au service en mai 2015 dans la flotte du Nord ;
• deux Projet 11982 Seliger (1 150 t), construits aux chantiers Yantar de Kaliningrad et Pella de Saint-Pétersbourg, les Seliger et Ladoga admis au service respectivement en décembre 2012 dans la flotte de la mer Noire et en octobre 2018 dans la flotte de la Baltique ;
• un Projet 20183 Asterisk (5 800 t), l’Akademik Alexandrov, construit par Zvezdochka à Severodvinsk et admis au service en janvier 2020 dans la flotte du Pacifique ;
• Un Projet 02670 Neftegaz modifié, le Yevgennyy Gorigledzhan (4 000 t), converti au chantier Yantar de Kaliningrad, admis au service en juillet 2022 et destiné à la flotte de mer Noire, qu’il n’a pas pu rallier.
Mettant en œuvre des mini-sous-marins, les Yantar, Akademik Alexandrov et Yevgennyy Gorigledzhan disposent d’une autonomie de 30 jours qui permet des croisières autour du globe. Le Yantar déploie des bathyscaphes Projet 16810 Rus et Projet 16811 Consul capables de plonger à 6 000 m pour le premier et à 6 270 m pour le second. La durée de vie de ces sphères peut aller jusqu’à 500 plongées à plus de 4 000 m et 1 000 plongées en deçà. L’Akademik Alexandrov est conçu pour effectuer des travaux scientifiques sur le plateau arctique, assurer la maintenance des équipements marins et sous-marins et y effectuer des opérations de sauvetage. Il peut naviguer indépendamment dans la glace jusqu’à 0,8 m d’épaisseur en hiver et jusqu’à 1 m en été. Ses moyens de levage (deux grues, de 80 et de 10 t) permettent de déployer un mini-sous-marin et de transporter des munitions (torpilles, missiles et mines), dont les torpilles stratégiques Poseidon. L’Akademik Alexandrov est destiné à la nouvelle division du Kamchatka créée dans la flotte du Pacifique.
Livré par le chantier naval baltique Yantar JSC (Kaliningrad), le Projet 11982 Seliger est affecté à la flotte de la mer Noire. Le chantier Pella (Otradnoye, région de Leningrad) reçoit des contrats pour la construction des deux navires suivants. Le Ladoga construit au chantier Pella est affecté en 2018 à la flotte de la Baltique. Des modifications sont effectuées hors contrat ; leur coût menace la viabilité du chantier, qui obtient finalement une compensation financière. La troisième unité n’est pas encore livrée.
Les travaux s’accélèrent à Kaliningrad sur l’Almaz, sistership du Yantar, prévu pour rallier la flotte du Pacifique fin 2024. Il perd la plateforme pour hélicoptère afin d’accueillir deux bathyscaphes supplémentaires, les Mir‑1 et Mir‑2, qui se trouvaient auparavant sur le navire scientifique Akademik Mstislav Keldysh. Honorant la mémoire de l’avant-dernier directeur du GUGI, une troisième unité est mise sur cale en février 2021 à Vyborg. Le Vitse-Admiral Burilichev emportera le futur bathyscaphe Projet 18200 Sergey Bavilin réalisé dans un nouvel alliage de titane et capable de plonger dans la fosse des Mariannes, à plus de 11 000 m.
Lancé en novembre 2019 au chantier Pella, le Projet 16450 Akademik Ageev est toujours inachevé, peut-être en raison des sanctions qui bloqueraient la livraison de certains équipements. Les spécifications techniques n’ont pas été annoncées, mais le navire est renforcé pour les glaces et devrait emporter des drones sous-marins. Il honore le premier directeur de l’Institut des problèmes de technologie marine de la branche extrême-orientale de l’Académie des sciences, fondateur de l’École nationale de robotique sous-marine. Il pourrait donc être affecté à la flotte du Pacifique.
La 29e division sous-marine de la flotte du Nord comprend deux anciens SNLE à « usage spécial », les Projet 09786 (667BDR/Delta III) BS‑136 Orenburg et Projet 09787 BS‑64 Podmoskovye (reconstruit à partir d’un Projet 667BDRM/Delta IV), chacun porteur d’un petit sous-marin nucléaire désigné « station nucléaire de grande profondeur » et dont au moins trois unités appartenant aux Projet 1910 Kashalot (Uniform/trois unités) et Projet 1851 Nelma (deux unités) sont présumées opérationnelles. Les stations nucléaires de grande profondeur sont elles-mêmes inspirées par le sous-marin nucléaire d’exploration et d’opérations spéciales américain NR‑1, aujourd’hui désarmé.
La nouvelle division sous-marine de la péninsule du Kamtchatka dans la flotte du Pacifique doit recevoir le K‑329 Belgorod (initialement Projet 949A Antey/Oscar II), achevé selon le Projet 09852 en 2022 et porteur de la plateforme de grande profondeur Projet 10831 Kalitka ou 210 Losharik (endommagée par un incendie en juillet 2019) ainsi que des torpilles stratégiques Poseidon. Il devrait être rejoint par le sous-marin nucléaire Khabarovsk (Projet 09851) en 2028, second porteur des torpilles stratégiques Poseidon, lui aussi destiné à la flotte du Pacifique. La Russie développe également ses drones sous-marins. Le Klavesin 2P‑PM plonge jusqu’à 2 000 m tandis que le Vityaz‑D dépasserait 10 000 m.
Activités
Le Yantar est le bâtiment le plus actif et le plus remarqué. En septembre 2015, il est repéré le long de la côte est des États-Unis puis au large de Cuba et de la base américaine de Guantanamo. Le New York Times écrit : « Le piratage ultime des États-Unis par la Russie pourrait consister à couper les câbles à fibre optique dans certains des endroits les plus difficiles d’accès afin d’interrompre les communications instantanées dont les gouvernements, les économies et les citoyens occidentaux sont devenus dépendants. (4) » En septembre 2016, le Yantar évacue un membre d’équipage vers les îles Canaries. En octobre, il gagne la Méditerranée orientale. En mars 2017, il récupère les équipements sensibles à bord des chasseurs embarqués Su‑33 et MiG‑29KR perdus les 14 novembre et 5 décembre 2016 au large de la côte syrienne. En novembre 2017, la Russie envoie le Yantar tenter, sans succès, de localiser le sous-marin argentin San Juan devant la Patagonie. En novembre 2019, le bâtiment se rend à Trinitad-et-Tobago. D’avril à juin 2020, le Yantar subit une refonte. En août 2021, il est vu au large des côtes irlandaises, sur l’itinéraire prévu du câble de communication sous-marin celtique nordique, soulevant de nouvelles spéculations dans la presse occidentale.
Le 20 septembre 2021, le journal économique russe Vzgliad [Regards] tente d’y répondre, défendant la légalité des activités du Yantar : « Chaque fois que le Yantar se trouve dans une zone de l’océan mondial dans laquelle se trouvent des câbles de communication au fond de la mer, la presse étrangère panique : “Ces Russes couperont nos câbles”… Y a‑t‑il du vrai dans tout cela ? Presque rien. Oui, le Yantar possède vraiment les capacités qu’on lui prête. Mais il ne les utilise pas. Nos marins du GUGI ne coupent pas les câbles de communication étrangers et n’y branchent pas de matériel d’espionnage. Pourquoi ? Parce que ce serait à notre propre détriment. On découvrirait aussitôt des équipements d’interception branchés sur un câble à fibre optique. Une telle surveillance s’effectue à l’aide d’engins sous-marins inhabités… Et si un tel “branchement” était découvert, alors l’ampleur du scandale diplomatique et les dommages causés à notre pays éclipseraient plusieurs fois les avantages que nous pourrions gagner. Le deuxième point est que nous n’avons fondamentalement pas besoin de tout le trafic… Et traiter de tels volumes d’informations nécessiterait d’énormes ressources. Le troisième argument est que notre équipement tomberait aux mains de l’ennemi et que grâce à un tel cadeau, les “partenaires” en apprendraient tellement sur nos capacités qu’il vaudrait mieux s’abstenir. Quatrièmement, il est beaucoup plus facile d’obtenir ces informations provenant de sources non militaires grâce au cyberespionnage… Les sources militaires et les câbles militaires sont une autre affaire, mais vous ne pouvez pas non plus agir ouvertement… Alors que fait ce navire ? La réponse est simple : du renseignement. Oui, le principal centre d’intérêt du Yantar est constitué par les objets sous-marins ; il se trouve qu’il s’agit principalement de câbles. Et nos marins les examinent et les cartographient avec une grande précision. Peut-être identifient-ils les utilisateurs dans le cas où il s’agit de câbles militaires. Ils collectent également d’autres informations de natures variées. Mais ils ne coupent rien, ne cassent rien, n’interviennent nulle part et ne font généralement pas ce qu’on leur reproche de faire. Au moins là où quelqu’un pourra le vérifier. C’est pourquoi il est impossible de présenter au monde la moindre preuve des activités néfastes du Yantar. Les responsables occidentaux, militaires américains et de l’OTAN le comprennent très bien… La Russie a‑t‑elle le droit d’effectuer de telles reconnaissances dans les eaux neutres ? Oui, bien sûr. Cela ne contredit en rien le droit international, pour autant que nous ne touchions pas aux biens d’autrui … Tout cela signifie-t‑il que la Russie a abandonné le véritable espionnage, l’interception de données et les “connexions” avec les câbles d’un ennemi potentiel ? Non. Mais vous devez comprendre la différence entre collecter des informations sur l’océan mondial, y compris l’emplacement et la nature des objets sous-marins, et obtenir un accès non autorisé à l’équipement et aux lignes de communication de quelqu’un d’autre. Ce sont des choses différentes, et elles se font différemment. (5) »
En novembre 2024, le Yantar traverse la Manche, en route vers l’Atlantique. Avec ce bâtiment et ses sisterships, la Russie possède les moyens de localiser câbles et équipements immergés et de les détruire dans une période de crise. Cependant, de telles actions seraient détectées et assimilables à une escalade vers un conflit ouvert, et exposeraient ces bâtiments sans défense qui font l’objet d’un suivi attentif (6).
Notes
(1) « Forces spéciales nucléaires : comment fonctionne la plus secrète des structures de la Marine russe ? », https://hi-tech.mail.ru/review/50170-yadernyj_specnaz, 5 août 2020.
(2) Collectif, « Technologies sous-marines et moyens d’exploration de l’océan mondial, Armes et technologies », 2011 [Подводные технологии и средства освоения Мирового океана, Оружие и технологии, 2011].
(3) Burilichev commande alors le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) K-461 Wolf, Projet 971 Shchuka‑B/Akula.
(4) David E. Sanger et Eric Schmitt, « Russian Ships Near Data Cables Are Too Close for U.S. Comfort », The New York Times, 25 octobre 2015.
(5) Alexandre Timokhine, « Le navire de reconnaissance russe crédité d’opérations fantastiques », Regards, 20 septembre 2021.
(6) Voir notamment, pour peu qu’il n’y ait pas de spoofing : https://www.marinetraffic.com/en/ais/home/shipid:1215053/zoom:10
Alexandre Sheldon-Duplaix