mercredi 6 septembre 2023

Quelle évolution pour les opérations militaires en Ukraine ?

 

Dans un très intéressant rapport dont j’encourage la lecture, vous revenez avec Vincent Tourret sur la guerre d’Ukraine d’un point de vue militaire. Si vous soulignez la volonté initiale de la Russie d’abattre l’Ukraine, il reste sans doute un impensé aux conséquences évidentes pour la suite : quels peuvent encore être les objectifs politiques russes ?

Bien malin est celui qui peut répondre précisément à cette question aujourd’hui. Lors de la réunion avec les « Milblogger » russes, mi-juin, Vladimir Poutine s’est montré particulièrement évasif et peu de monde, y compris dans la population russe (selon les sondages qualitatifs (1)) ou parmi les troupes russes, semble en mesure de les formuler clairement. Certains observateurs estiment que l’État final recherché (EFR) d’une destruction de l’Ukraine comme État indépendant et d’une décrédibilisation de l’Alliance perdure, même s’il a été mis de côté pour le court terme quand d’autres estiment que Moscou ne cherche plus guère que la mainmise complète sur les zones annexées, entérinant le contrôle du pont terrestre avec la Crimée. En fait, on en revient à la question centrale : quelle appréciation fait le Kremlin de la situation ? Elle semble inextricable pour Moscou à une majorité d’observateurs occidentaux, dont nous sommes. Mais est-ce bien le point de vue de Vladimir Poutine et de ses séides ? Conservent-ils le sentiment que la stratégie d’usure (usure des ressources ukrainiennes, usure de la résolution occidentale) peut s’avérer payante à terme ? Ce n’est pas impossible.

L’armée russe nous a réappris la signification du DORESE (2), le « E » de l’équipement n’étant pas grand-­chose sans le reste… qui est moins immédiatement évaluable que les abaques et les listes de matériels. L’armée russe peut-­elle, à court terme, se réformer pour regagner en efficacité militaire ?

En fait, elle le tente et y parvient déjà d’une certaine façon, ce dont témoigne un récent rapport de Jack Watling et Nick Reynolds du RUSI (3). Les auteurs passent en revue les adaptations de l’armée russe dans les différentes fonctions opérationnelles. Leur exposé est extrêmement riche, tiré de missions sur place, mais le problème est qu’il ne replace pas ces adaptations dans une perspective plus large (provenance, soutenabilité de ces adaptations, etc.). Or, il est douteux que ces progrès tactiques fassent système et soient partagés par un grand nombre d’unités. Nos travaux nous ont amenés à identifier génériquement trois modalités d’innovation capacitaire : la première tient à l’exploitation d’opportunités, en général technologiques, sans être nécessairement liée à un défi stratégique donné ; la seconde est l’adaptation de l’institution à un problème stratégique de fond, « top down », planifiée et conduite en temps long (ex. : l’adaptation des forces américaines au défi posé par la montée en puissance chinoise) ; la troisième est l’adaptation réactive, souvent « bottom-up », à un défi opérationnel lors d’un engagement s’étalant dans la durée. Venant avant tout du terrain, elle bénéficie parfois d’un soutien institutionnel ou est réalisée dans d’autres cas en dépit des résistances institutionnelles (4).

On semble plutôt ici dans ce troisième cas de figure. L’émulation du modèle ukrainien d’emploi des minidrones ISR et des munitions maraudeuses, qui permet de donner une nouvelle vigueur aux complexes reconnaissance-­feu russes, est certes une relative réussite, mais en général entreprise en marge et parfois en dépit du pilotage institutionnel. Les réflexions conceptuelles et doctrinales nourries par l’institution qui restent accessibles depuis le début de l’invasion dénotent en revanche un manque total de plasticité jusqu’à une période récente. Il ne semble y avoir encore aucune révolution copernicienne à Moscou devant la dramatique faillite de son appareil de force.

De surcroît, plusieurs éléments limitent fortement cet effort d’adaptation réactive. Ainsi, la pratique presque systématique de l’attaque à outrance dès que l’occasion se présente, soit en posture générale offensive, soit en contre-­attaque pour reprendre le terrain perdu devant l’offensive ukrainienne, génère des pertes insoutenables dans le contexte politique russe actuel, sur le plan humain et matériel, et rend difficile une réelle régénération de cet appareil de force. C’est une différence essentielle avec les Ukrainiens, beaucoup plus économes de leurs efforts. Ensuite, bon nombre de ces adaptations visent surtout à gérer le mieux possible des contraintes croissantes imposées par l’échec opérationnel de l’an dernier et ses conséquences. Le meilleur exemple est la bascule, à l’échelon du bataillon, du concept de groupement tactique bataillonnaire vers celui d’unité d’assaut à base d’infanterie appuyée par les tirs directs et l’artillerie à courte portée. Reconsidérée par l’état-­major à l’aune du conflit du Haut-­Karabagh, développée et exploitée avec un certain succès à Bakhmout par Wagner, elle porte sur l’ensemble du spectre DORESE, mais elle n’aura été diffusée que comme pis-­aller à l’effondrement du parc de chars et de blindés de combat et au rationnement croissant en munitions d’artillerie. Elle marque surtout une résignation russe quant à la qualité décroissante de son personnel, qui se traduit par une spécialisation du « matériau humain » selon les objectifs en fonction de ses compétences techniques ou de son caractère consommable. Or le succès de cette adaptation dépend en réalité avant tout de la préparation opérationnelle de ladite unité et de sa cohésion. Ces bataillons semblent précisément en manquer, étant bien souvent constitués à partir de la population carcérale ou par mesure punitive et étant conduits sous la contrainte. Enfin, cette redécouverte des Stosstruppen de 1918, qui ne permet au mieux que de rompre une ligne de défense par attrition en guerre de position, témoigne d’une régression doctrinale phénoménale, un comble pour le pays qui a inventé l’art opératif il y a précisément 100 ans.

La contre-performance russe masque aussi les performances réelles de plusieurs capacités – que l’on a parfois tendance à déconsidérer. Quels pourraient encore être les avantages comparatifs russes, d’un point de vue matériel et stratégique ?

Ils sont probablement peu nombreux. Résumons le rapport de force. Les troupes ukrainiennes ont tout d’abord un inestimable ascendant moral sur leurs adversaires, même si ces derniers, lorsqu’ils sont bien appuyés par leur puissance de feu, peuvent être très décidés. Les forces ukrainiennes ont aussi l’avantage quantitatif, non seulement en matière d’effectifs, mais aussi, depuis la fin de l’année dernière, en ce qui concerne les armes lourdes, à l’exception de l’artillerie dans la mesure où celle d’origine soviétique dispose de trop peu de munitions pour être très efficace. En ce qui concerne les matériels russes, rappelons que seule une fraction des énormes stocks hérités de la guerre froide en chars, blindés et pièces d’artillerie est réellement restaurable et qu’elle est déjà très largement entamée. Ensuite les usines russes, même si elles fonctionnent à pleine cadence, ne peuvent au mieux que compenser les pertes au combat et celles liées à l’usure opérationnelle de ces équipements. Pour les chars, on prête aux quatre manufactures russes une capacité mensuelle à fabriquer moins de 20 engins neufs et à en restaurer au mieux une centaine stockée. Les estimations du renseignement américain divulguées il y a quatre mois dénombrant à peine plus de 400 chars sur le théâtre (contre plus de 500 en casernes, donc certainement indisponibles) dépeignent sur ce plan un déséquilibre plus marqué encore que celui que nous avions mis en exergue dans notre étude. De fait, témoignant de cette raréfaction, le taux de perte russe a baissé à quelques dizaines d’engins par mois depuis la fin de 2022 (auxquels il faut rajouter probablement les dizaines d’autres perdus par usure). Et que dire de l’artillerie ? Le rationnement en munitions est permanent depuis des mois et plus de deux tiers des pièces en unités étaient, semble-t‑il, en garnison il y a quatre mois (là encore selon le renseignement américain) témoignant d’une usure accélérée des canons. Pour compenser cet effondrement des capacités organiques d’avant-­guerre (centrées sur les canons automoteurs de 152 mm) et maintenir une puissance de feu encore salvatrice là où elle est concentrée, les Russes font flèche de tout bois : utilisation massive des chars en tirs indirects, engagement d’un plus grand nombre de canons tractés, de mortiers lourds et d’automoteurs de 122 mm. Cette restauration de stocks de matériels de plus en plus anciens du côté russe contraste avec la montée en gamme des moyens ukrainiens du fait des livraisons occidentales. L’écart ne cesse de se creuser sur le plan qualitatif.

Dans ce contexte, les Russes ont sans doute encore quelques avantages. Combinés aux énormes travaux de contre-­mobilité, ils permettent à leurs lignes de défense de ne pas être percées après un mois de contre-­offensive, au prix de pertes lourdes et d’un engagement déjà important de leurs réserves. Le premier est celui de la puissance de feu de cette artillerie à courte portée que complètent les munitions maraudeuses à des allonges un peu supérieures. Les Russes parviennent encore à réaliser des complexes reconnaissance-­feu efficaces là où ils concentrent leurs efforts et où leurs unités sont suffisamment compétentes pour combiner leurs feux avec une maîtrise accrue des drones. Cette capacité reste cependant liée à la disponibilité en munitions, très incertaine. Le second serait celui de la guerre électronique. Cette dernière perturbe certains des systèmes de transmission ukrainiens (y compris, semble-t‑il, le fameux Starlink depuis l’automne) et, surtout, crée une attrition phénoménale dans les inventaires de minidrones, que les Ukrainiens peineraient à remplacer. Ces derniers montent d’ailleurs en gamme en la matière pour se prémunir contre ce brouillage, ce qui constitue une tendance naturelle dans l’évolution de ces équipements anticipée bien avant le conflit. Enfin, même si elles ont fait montre d’une piètre efficacité en matière tant de ciblage à distance de sécurité que d’interdiction ou d’appui, les VKS disposent d’une supériorité technologique et numérique qui leur permet, conjointement avec une défense aérienne restant dense, d’empêcher la force aérienne ukrainienne d’appuyer notablement la campagne en cours.

Rétrospectivement, comment regarder la performance de l’armée russe au regard des débats stratégiques de ces trente dernières années ? Une incapacité à prendre en compte les leçons en matière d’importance du renseignement ou encore d’un corps de soldats professionnels incluant une solide part de sous-officiers ?

Ses performances désastreuses sont d’abord la conséquence d’un niveau d’intensité auquel sa modernisation ne la préparait pas et dont le caractère incomplet aggrava jusqu’à la rupture ses déséquilibres. L’armée russe, au contraire de la masse que l’on a pu lui prêter, était un compromis entre l’héritage matériel et conceptuel soviétique qu’elle a cherché à conserver et la réalité technique, humaine et financière d’un instrument dévasté par la décennie noire des années 1990. La solution russe à ce problème fut de chercher à limiter activement le spectre des conflits auquel son armée devrait se confronter, c’est-à‑dire en sanctuarisant l’espace postsoviétique, son « étranger proche », qu’elle percevait comme son glacis sécuritaire et le ressort de sa puissance. Ce pari n’était pas uniquement politique, mais ébauchait une théorie de la dissuasion combinant « mesures non contraignantes » (diplomatie, désinformation, subversion) avec l’attirail cinétique et électronique à même d’endiguer la puissance et, par là, l’influence occidentale en ciblant sa supériorité dans les domaines intimement liés des frappes en profondeur et de l’information. Concrètement, l’armée russe évida ses éléments de mêlée au profit de ses systèmes antiaériens, de guerre électronique, balistiques et aériens, conventionnels et nucléaires, capables de dissuader l’Occident d’intervenir. Moscou envisageant une guerre « sans contact » à la manière d’un vaste jeu de contre-­batteries à l’échelle stratégique, son armée de terre n’intervenait plus dans ce schéma que pour « parfaire » le coup préparé par l’isolement du pays cible.

Le modèle, semblant fonctionner en Ukraine en 2014 et en Syrie, a alors conduit à un impensé, à une décorrélation des plans de frappe de leurs effets opérationnels, qui conduisit les Russes à surenchérir technologiquement (hypersonique, drones lourds, etc.) et à accroître la centralisation, en fait la microgestion de l’état-­major général. Le choc, la sidération d’un adversaire par les frappes lors de la « période initiale de la guerre », ne semblait pas requérir de mûrir une planification et une intégration supérieure des forces. Leur rénovation était donc repoussée à l’horizon 2030 tout autant que la réactualisation de leurs schémas d’opérations vaguement décrits comme « stratégiques dans le théâtre d’opération militaire ». Tout obsédée qu’elle était par son grand jeu avec l’Occident, la Russie ne se rendit donc pas compte qu’elle développait un modèle d’armée certes intimidant, mais sans résilience, car sans alternative à l’échec de ses premières salves.

L’armée russe peut-elle connaître une éventuelle remontée en puissance dans les années à venir ?

C’est tout à fait possible… dans les hypothèses où les institutions russes ne connaîtraient pas un délitement. Il faut alors bien distinguer les cadres stratégiques plausibles de cette remontée en puissance, qui passent plus précisément par la poursuite ou non des hostilités.

Dans la situation d’une prolongation de l’agression sur plusieurs années, cette remontée en puissance paraît pour le moins difficile. Officiellement, les annonces de plans se succèdent depuis un an, tant sur la fabrication d’équipements que sur le format des forces russes, lequel doit passer de 1,15 à 1,5 million d’hommes en 2026. Cela étant, comme Pavel Luzin de la Jamestown Foundation l’explique, les statistiques industrielles publiées par les Russes eux-­mêmes n’accréditent en aucune façon un accroissement sérieux de la production de matériel et de munitions, sans même parler d’une quelconque transition vers une « économie de guerre » (5). Ce que tend à confirmer le suivi des pertes en équipements sur le champ de bataille concernant désormais principalement le matériel restaurable (chars T‑80BV, automoteurs anciens, pièces tractées, etc.).

Sur le plan humain, le ministère de la Défense semble user de tous les expédients pour recruter plus d’hommes, sans recourir à une nouvelle phase de mobilisation qui serait impossible à équiper, à encadrer et à entraîner correctement. Or les volontés font défaut. Le département de la mobilisation de l’état-­major russe a lui-­même reconnu que Moscou n’avait enregistré en 2022 que 17 000 volontaires sur le portail du service unique de recrutement mis en place au moment de la mobilisation partielle, soit sur le dernier trimestre de l’année (6). Le rapport présenté publiquement par Sergueï Choïgou à Vladimir Poutine le 22 juin évoque 114 000 recrutements (dont une part majeure relève en réalité de la reconduction automatique de contrats, selon Luzin) et 52 000 « volontaires » (en fait la contractualisation des sociétés militaires privées qu’a occasionnée le coup de force d’Evgueni Prigojine). Lors du même meeting, le ministre a annoncé plusieurs unités en cours de constitution : cinq régiments (« armés à 60 % »), un corps et une armée combinée de petite taille que les observateurs estiment encore largement dans les limbes, ce qui ne correspondrait guère qu’à quelques milliers d’hommes plus deux mois après le lancement du programme (7). La réalité depuis plus d’un an, que cachent mal des vociférations des « turbo-­patriotes », semble être que personne ne veut faire cette guerre.

Dans le cas où les hostilités et leurs cortèges de pertes humaines et matérielles s’arrêteraient prochainement, la situation pourrait être différente, avec cependant des variantes importantes. Si le conflit était par exemple gelé pendant plusieurs années, la remontée en puissance paraît plus crédible, à condition que l’économie russe fasse montre d’une adaptation bien plus profonde que celle qui a présidé à sa simple résilience durant l’année écoulée. Enfin, une éventuelle défaite russe à court terme, qui reste une réelle probabilité, provoquerait un choc tel qu’il serait de nature à provoquer une refonte de l’appareil militaire russe. Cela étant, il faudrait pour cela tourner le dos à toute la culture de corruption, de mensonge, d’effet Potemkine qui a trompé jusqu’aux Russes eux-­mêmes quant à la portée réelle de la réforme entreprise depuis la fin des années 2000.

Notes

(1) « A year of war as seen by Russians, Chronicle 9 », février 2023 (https://​www​.chronicles​.report/en).

(2) Doctrine, organisation, ressources humaines, entraînement, soutien, équipement.

(3) Dr. Jack Watling et Nick Reynolds, « Meatgrinder : Russian Tactics in the Second Year of Its Invasion of Ukraine », RUSI, 19 mai 2023 (https://​rusi​.org/​e​x​p​l​o​r​e​-​o​u​r​-​r​e​s​e​a​r​c​h​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​s​p​e​c​i​a​l​-​r​e​s​o​u​r​c​e​s​/​m​e​a​t​g​r​i​n​d​e​r​-​r​u​s​s​i​a​n​-​t​a​c​t​i​c​s​-​s​e​c​o​n​d​-​y​e​a​r​-​i​t​s​-​i​n​v​a​s​i​o​n​-​u​k​r​a​ine).

(4) Philippe Gros et collab., « Du network-centric à la stabilisation : émergence des « nouveaux » concepts et innovation militaire », Étude IRSEM no 6, 2010, https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/947/Etuden&deg%3B6%20-%202010.pdf

(5) Pavel Luzin, « The True State of Russian Arms Manufacturing, June 2023 », Eurasia Daily Monitor, vol. 20, no 97, 15 juin 2023 (https://​jamestown​.org/​p​r​o​g​r​a​m​/​t​h​e​-​t​r​u​e​-​s​t​a​t​e​-​o​f​-​r​u​s​s​i​a​n​-​a​r​m​s​-​m​a​n​u​f​a​c​t​u​r​i​n​g​-​j​u​n​e​-​2​023).

(6) Yuriy Butusov, « Comment la Russie mènera une nouvelle mobilisation en 2023 : l’interview du sous-chef d’état-major général Burdynskyi, qui a été retirée du site Web du ministère de la Défense de la Fédération de Russie », Censor​.net, 4 juin 2023 (https://​censor​.net/​u​a​/​r​3​4​2​2​590).

(7) http://​en​.kremlin​.ru/​e​v​e​n​t​s​/​p​r​e​s​i​d​e​n​t​/​n​e​w​s​/​7​1​482

Joseph Henrotin

Philippe Gros

Vincent Tourret

areion24.news