La relation entre les États-Unis et Israël reste un mariage de raison scellé au milieu des années 1960, quand les dirigeants israéliens se cherchaient un parrain capable de leur livrer des armes de pointe et de les soutenir à l’ONU. Cette union n’allait pas de soi, l’État hébreu étant perçu comme un pays « socialiste ». Elle n’est devenue possible qu’avec l’arrivée au pouvoir de Lyndon B. Johnson (1963-1969), proche de la communauté juive américaine. Depuis, les différends n’ont pas manqué au gré des événements et des administrations. Lors de chaque crise, l’Iran tient souvent le rôle de variable d’ajustement et de ciment de réconciliation entre Washington et Tel-Aviv.
Les stratèges américains perçoivent Israël comme une tête de pont occidentale dans un Moyen-Orient dominé par des pays alliés de l’Union soviétique ou sous l’influence de régimes islamistes. Le souvenir de la Shoah reste alors dans tous les esprits, et les élites politiques américaines veulent défendre le droit des Juifs à sanctuariser leur État. Après la fin de la guerre froide en 1991, ce partenariat stratégique prend une teinte plus idéologique sous la double impulsion des chrétiens évangélistes et des néoconservateurs, de plus en plus influents dans les cercles de pouvoir américains. Tous considèrent qu’il est crucial de soutenir Israël. Les premiers espèrent hâter le retour du Sauveur sur Terre en favorisant le rétablissement durable des Juifs sur ce qu’ils pensent être leur terre originelle (d’où le soutien à la colonisation dans les Territoires occupés) ; les seconds entendent démocratiser la région. Tous combattent ceux qui se déclarent ennemis d’Israël : l’Irak de Saddam Hussein (1979-2003), l’Iran depuis Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Du côté israélien, c’est une aubaine pour ceux qui veulent faire diversion du dossier palestinien en focalisant l’attention sur la « menace » iranienne. D’autant qu’à Washington, le soutien affiché à Israël fait l’objet d’un consensus bipartisan. C’est aux États-Unis que vit la plus grande communauté juive mondiale (6 millions sur 15,2 millions en 2021) après celle d’Israël (6,9 millions).
Des sujets de convergence et des tensions croissantes
Après leur combat commun contre Saddam Hussein, éliminé en 2003, l’endiguement de l’Iran constitue l’un des principaux ciments de la relation israélo-américaine. Peu importe qu’Israël ait soutenu la République islamique pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988) pour affaiblir Saddam Hussein, mettant en difficulté le président Ronald Reagan (1981-1989) lors de l’affaire de l’« Irangate » – ventes d’armes à Téhéran malgré les sanctions pour financer les Contras au Nicaragua –, le sentiment d’humiliation des élites américaines né de la prise d’otages de l’ambassade américaine (4 novembre 1979-20 janvier 1981) et l’échec de l’opération visant à leur libération restent un traumatisme pour de nombreux responsables. Depuis, ces derniers attendent de voir les Iraniens venir ployer le genou à Washington pour appuyer sur le bouton « reset ». C’est méconnaître l’état d’esprit persan. Les Israéliens savent, pour leur part, qu’il leur faudra un jour renouer le dialogue avec Téhéran, mais ils veulent le faire en position de force.
Autres sujets d’intérêt bilatéral, les achats d’armements américains par l’armée israélienne, qui débouchent sur une coopération militaire renforcée et technologique qui va très loin, notamment dans le domaine des missiles, de l’avionique et du champ cybernétique (1). La défense antimissile balistique israélienne a ainsi été intégrée au sein du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD), chargé de l’identification et de l’interception de projectiles hostiles. Les États-Unis disposent en retour d’une base de détection avancée (Mont Keren) et d’emprises militaires en Israël, sanctuarisant un peu plus le territoire israélien.
Enfin, la stabilisation de la Méditerranée orientale constitue un sujet de coopération objective entre Israël et les États-Unis, qu’il s’agisse d’éviter l’effondrement du Liban, de garantir la sécurité des champs gaziers offshores israéliens, de sanctuariser Chypre et de limiter les provocations turques et russes dans ce secteur.
L’un des objectifs stratégiques d’Israël depuis qu’il est supposé avoir la bombe atomique consiste à rester le plus longtemps possible le seul État du Moyen-Orient doté d’un arsenal nucléaire. L’attaque préventive des infrastructures iraniennes a dès le début été écartée par les États-Unis, qui ont fait pression sur Israël et privilégié la voie du dialogue, conscients de l’impossibilité de les détruire intégralement. Les gouvernements israéliens successifs ont tout fait pour retarder les négociations et influencer leurs partenaires américains et européens afin qu’ils adoptent une posture maximaliste. L’accord de Vienne du 14 juillet 2015 (JCPoA, selon le sigle anglophone) ne fut donc pas une bonne nouvelle pour les politiciens israéliens qui avaient fait de l’Iran un repoussoir commode. Paradoxalement, de nombreux responsables sécuritaires israéliens considérèrent alors que ce texte était le « moins mauvais atteignable » qui permettait, de surcroît, de surveiller de près le programme nucléaire iranien. Le retrait par Donald Trump (2017-2021) du JCPoA en mai 2018 fut salué comme une victoire des « faucons » israéliens. Les tentatives du président Joe Biden et du secrétaire d’État Antony Blinken, dès leur arrivée au pouvoir en janvier 2021, de relancer les négociations avec Téhéran ont été source de frictions entre l’administration américaine et les dirigeants israéliens, qui exigent depuis d’être tenus informés de la teneur des discussions.
Ambiguïtés russes, éloignement des monarchies du Golfe
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, Israël et la Russie entretiennent des relations à la fois proches et compliquées. On considère que 20 % de la population israélienne (8,82 millions d’habitants en 2021) est russophone. Ces Israéliens d’émigration récente, généralement bien formés, ont contribué à rehausser le niveau scientifique et militaire du pays. Après avoir payé le prix du sang en 2006 dans la guerre contre le Hezbollah, ils sont bien intégrés dans la société. Du côté russe, environ 150 000 citoyens seraient de confession juive en 2021, dont de nombreux oligarques ; certains d’entre eux n’ont pas hésité à se réfugier en Israël après l’attaque de la Russie en Ukraine en février 2022.
Depuis l’intervention de l’armée russe aux côtés de Bachar al-Assad (depuis 2000) en 2015, Israël n’a pas d’autre choix que de s’entendre avec Moscou pour gérer ses opérations militaires en Syrie, pour convaincre les forces russes présentes sur place de ne pas activer leurs systèmes antiaériens lorsque l’aviation israélienne conduit des raids visant les intérêts iraniens en Syrie. Les autorités israéliennes savent qu’elles doivent ménager le Kremlin. Elles n’avaient ainsi pas réagi à l’annexion de la Crimée en 2014, et elles adoptent une posture « neutre » concernant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Benyamin Netanyahou, qui conserve une influence réelle sur la scène politique israélienne, reste proche de Vladimir Poutine. Les stratèges israéliens savent aussi qu’ils ont besoin de la Russie pour faire face à un Iran proche du seuil nucléaire. Enfin, ils sont fragiles sur la scène intérieure, face aux risques réels de nouvelle Intifada palestinienne. Mais l’assimilation à un nazi par le Kremlin du président ukrainien, Volodymyr Zelensky (depuis 2019), de religion juive, n’est pas acceptable pour les Israéliens, qui se sentent plus proches de l’Ukraine et voient des points communs entre Tsahal et une armée ukrainienne agile, audacieuse et inventive.
De leur côté, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada multiplient les pressions sur le gouvernement israélien pour le convaincre de soutenir l’Ukraine en lui livrant des drones armés, des missiles et des systèmes antimissiles performants. Ils soulignent que l’Iran soutient la Russie puisqu’il semble avoir livré au Kremlin d’importantes quantités de drones armés, ainsi que des missiles balistiques Fateh-110 de portée intermédiaire. Plus que jamais, de nombreux responsables israéliens considèrent que leur pays ne peut plus compter que sur lui-même, l’alliance avec les monarchies arabes du Golfe n’ayant que peu de valeur militaire. Est-ce à dire qu’ils envisagent de lever l’ambiguïté sur leur arsenal nucléaire, notamment si l’Iran franchissait ce seuil ?
Ce qui est souvent présenté comme un désengagement des États-Unis de la région depuis le second mandat de Barack Obama (2009-2017) est en fait davantage une réorganisation de leur dispositif militaire, recentré sur quelques bases (Jordanie, Koweït, Bahreïn, Qatar, Émirats arabes unis, Oman) et non plus éparpillé partout ; ce processus est lié à la fatigue de vingt ans de guerres dans la région, au pivot asiatique pour contrer le challenger chinois, mais surtout au message clair que les États-Unis ne défendront plus que leurs seuls intérêts nationaux (« America First »), et non plus ceux de leurs alliés locaux qui lorgnent de plus en plus vers Pékin et Moscou. Certes, les effectifs ont été réduits, mais les bases ont été modernisées et les armements présents dans la région sont montés en gamme, restant largement dissuasifs.
Ce qu’Israël et ses nouveaux partenaires du Golfe critiquent, c’est l’attitude géopolitique des États-Unis, dont ils doutent des garanties de sécurité censées les protéger ; le message de Washington paraît clair : si vous provoquez un conflit (particulièrement avec l’Iran), vous en assumerez seuls les conséquences. Cela s’adresse autant aux autocrates du Golfe qu’aux dirigeants israéliens. Le second message américain consiste à leur faire comprendre que c’est désormais à eux de prendre en charge leur sécurité pour éviter d’entraîner les États-Unis dans un conflit dont l’opinion publique américaine ne veut pas. Le Pentagone se tient en back office pour les protéger en cas d’agression iranienne, mais ce sont aux armées golfiennes et israélienne d’assurer leur défense en première ligne. C’est d’ailleurs l’esprit des « accords d’Abraham » de 2020. On se doute que ce paradigme n’est pas optimal pour Israël, pas plus que pour ses nouveaux alliés du Golfe. Car au bout du compte, la Maison Blanche fait passer un dernier message à ses partenaires tentés de se tourner vers la Chine : nous contrôlons militairement les débouchés pétroliers et gaziers vers l’Asie (détroits d’Ormuz et de Bab el-Mandeb, hubs de Fujaïrah et de Duqm) ; nous sommes donc en mesure d’empêcher les Chinois de se ravitailler au Moyen-Orient si la situation venait à empirer avec Pékin. C’est le signal clair que le Commandement central des États-Unis (US CENTCOM) a transmis en dévoilant publiquement, fait rare, la position d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins au large de la mer d’Arabie, fin octobre 2022.
Hezbollah et dossier palestinien
Bien que les États-Unis gardent un mauvais souvenir de leurs interactions forcées avec le Hezbollah libanais ces quarante dernières années (attentats, kidnappings, meurtres, actions armées contre Israël), ils sont redevenus pragmatiques et savent que la stabilité du Liban, à laquelle ils sont très attachés, de même que la sécurité d’Israël impliquent d’intégrer le « Parti de Dieu » dans leur équation. Ils savent aussi que l’accord de délimitation maritime conclu en octobre 2022 sous leur égide entre Israël et le Liban signifie pour eux ne pas entrer en choc frontal avec ce même Hezbollah, puisqu’ils en sont garants. À l’inverse, Israël se dit prêt à frapper massivement le mouvement islamique et à détruire une partie de l’infrastructure civile libanaise à la moindre provocation. Le ton des messages des responsables sécuritaires israéliens ne cesse de monter contre le Hezbollah, d’autant plus qu’ils se doutent qu’un jour ou l’autre, cette milice se retrouvera en quelque sorte sanctuarisée par le parapluie nucléaire iranien, lorsque Téhéran décidera de franchir le seuil nucléaire, et qu’il vaut donc mieux écraser avant ses combattants, ses missiles et ses infrastructures, pour éviter qu’ensuite, une provocation mal calculée débouche sur une escalade incontrôlable.
Sur le dossier palestinien, les États-Unis oscillent en fonction des administrations en place. Les républicains ne font en général rien pour affaiblir ou gêner les gouvernements israéliens sur cette question sensible au Moyen-Orient. Donald Trump transféra même l’ambassade américaine à Jérusalem en 2018, laissant son gendre, Jared Kushner, multiplier les actions favorables à Israël, déniant l’idée de l’existence d’un futur État palestinien. À l’inverse, les démocrates restent attachés à l’apaisement du conflit avec la solution à deux États, même s’ils ont évolué sur le contour, le contenu et les prérogatives de l’État palestinien. De leur côté, les gouvernements israéliens qui se sont succédé au pouvoir depuis l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin (1992-1995), le 4 novembre 1995, semblent avoir fait leur deuil d’une solution crédible à deux États, même si les travaillistes et l’extrême gauche continuent de pousser dans cette voie. Tous sont passés d’une logique de résolution du conflit israélo-palestinien à une logique de gestion de long terme, dans un sens qui affecte le moins possible la population israélienne. L’équipe démocrate Biden-Blinken, pragmatique et sans illusion sur l’avenir des Palestiniens, n’utilise ce levier que lorsqu’elle a besoin d’exercer des pressions contre des dirigeants israéliens, ce qui semble redevenir le cas depuis la victoire du Likoud de Benyamin Netanyahou et de ses alliés (Shas, Judaïsme unifié de la Torah, Parti sioniste religieux, Otzma Yehudit) aux législatives du 1er novembre 2022.
Jusqu’à l’élection de Donald Trump, la relation à Israël faisait l’objet d’un large consensus bipartisan aux États-Unis. Les présidents américains prenaient soin de ne pas s’impliquer dans la vie politique intérieure israélienne, soutenant tous l’American Israel Public Committee (AIPAC) comme vecteur de l’amitié bilatérale et source de financement. En retour, la classe politique israélienne ne manifestait aucune préférence lors des élections présidentielles, même si la communauté juive américaine s’affichait plutôt en faveur des démocrates. Dès son élection à la Maison Blanche, Donald Trump a soutenu Benyamin Netanyahou (détenteur d’un passeport américain), puis l’appui de ce dernier au premier durant le scrutin de 2020 a brouillé les cartes et engendré de fortes tensions, au point qu’un nombre croissant de responsables démocrates se sont montrés critiques envers Israël et ses politiques régionales. L’élection de Joe Biden suivie de l’éviction de Benyamin Netanyahou semblait avoir apaisé ces tensions ; la victoire électorale du second pourrait les relancer.
Un affrontement discret, mais invisible entre Israël et l’Iran
Le scénario d’une confrontation armée majeure entre Israël et l’Iran reste plausible, même si les dirigeants des deux pays connaissent leurs vulnérabilités réciproques et ont davantage intérêt à instrumentaliser la menace émanant de l’autre à des fins de politique intérieure (effet de diversion), plutôt qu’à se laisser entraîner dans une escalade qui pourrait devenir incontrôlable. Une telle confrontation serait probablement provoquée par des frappes préventives israéliennes contre le programme nucléaire iranien. Si Israël était doté d’une arme conventionnelle à forte pénétration ou létalité, celle-ci pourrait infliger un coup symbolique suffisamment fort pour décrédibiliser le pouvoir iranien, mais il n’est pas envisageable que les États-Unis lui accordent pour l’instant cette capacité, a fortiori avec Benyamin Netanyahou à la tête du pays.
Cette confrontation pourrait également résulter d’une escalade des tensions entre Israël et le Hezbollah, notamment dans le contexte d’effondrement de l’État libanais. Israël dispose en effet d’une supériorité aérienne totale au-dessus du Liban et de la Syrie, sauf s’il entrait en choc frontal avec la Russie qui pourrait activer sa bulle de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2AD) à son encontre. L’Iran effectuerait alors des frappes de rétorsion massives de missiles et de roquettes contre la population israélienne. De telles attaques satureraient et épuiseraient la défense antimissile israélienne.
Une campagne aérienne visant à la désorganisation de l’ensemble de l’appareil de défense iranien semble hors de portée d’Israël, à moins d’être directement épaulé par les États-Unis, c’est-à-dire d’avoir leur blanc-seing pour agir. Seuls ceux-ci disposent des moyens leur permettant d’acquérir une supériorité aérienne globale au-dessus de l’Iran. Cette supériorité aérienne paraît d’autant plus forte que les États-Unis pourraient engager d’importants renforts aériens et que le territoire iranien n’est qu’imparfaitement couvert par les réseaux de radars et de défense antiaérienne. L’aviation iranienne serait donc probablement rapidement détruite au sol et en vol. Il est toutefois envisageable que l’Iran puisse recevoir avant une telle confrontation des chasseurs et des missiles russes (Su-35 et S-400) dans le cadre du marchandage autour du dossier ukrainien, notamment en contrepartie des drones iraniens cédés à Moscou. Ces livraisons pourraient rendre plus difficiles des frappes ciblées israéliennes, mais elles ne changeraient pas la donne face à la puissance aérienne américaine. La neutralisation complète de l’arsenal balistique iranien serait autrement plus compliquée à obtenir. Ces missiles balistiques sont éparpillés sur le territoire dans des sites enterrés et durcis. Nombre d’entre eux sont mobiles et peuvent être déplacés. La recherche de leur destruction entraînerait une campagne aérienne longue et dangereuse qu’Israël ne semble pas en mesure de conduire seul.
À moins d’une provocation outrancière de l’un ou de l’autre, un conflit ouvert majeur entre Israël et l’Iran est donc peu crédible, à moins qu’il ne s’inscrive dans le cadre d’une confrontation plus globale dans laquelle seraient impliqués les États-Unis. Le scénario le plus probable reste celui d’une poursuite de l’affrontement discret entre Israël et l’Iran dans le domaine invisible, particulièrement si Washington et Téhéran parvenaient à s’entendre a minima sur des questions bilatérales, face à un Benyamin Netanyahou otage de sa coalition d’extrême droite ultranationaliste et religieuse.
Note
(1) En 2021, selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), Israël a importé des armes pour une valeur de 610 millions de dollars, dont 550 millions en provenance des États-Unis. Le matériel acquis se divise entre des avions (463 millions de dollars), des véhicules blindés (90 millions), des missiles (38 millions) et des moteurs (19 millions). Les données sont consultables sur : https://armstrade.sipri.org/armstrade/page/values.php
Pierre Razoux