mardi 29 août 2023

Ballons espions : les jeux de la très haute altitude

 

L’idée que l’ensemble du continuum s’étendant du niveau de la mer à la limite de l’espace était enveloppé, sous contrôle militaire, semblait définitivement acquise.

Ces dernières années ont vu la montée en puissance des enjeux stratégiques liés à l’espace extra-atmosphérique, à la remise en cause de son accès et à la sécurité des systèmes satellitaires qui y sont déployés. La question de la pérennité à venir de nos infrastructures spatiales a d’ailleurs conduit un grand nombre de nations à décréter une sanctuarisation institutionnelle du domaine spatial à travers la constitution de commandements militaires spécifiquement affectés à la défense des systèmes qui y sont déployés. À l’instar des espaces terrestre, maritime, aérien, l’espace extra-atmosphérique était donc désormais définitivement clôturé et géré selon des modalités juridiques et politiques propres et certaines.

Un incident vint cependant bouleverser cette croyance dont les observateurs avisés des affaires stratégiques savaient qu’elle était tout illusoire. Le 2 février 2023, plusieurs témoignages rapportèrent le survol des territoires du Canada et des États-­Unis par un aérostat évoluant à une altitude estimée de 60 000 pieds (18 300 m). Après avoir d’abord opté pour le silence et un tour de passe-­passe diplomatique, la République populaire de Chine (RPC) admit finalement que l’objet repéré était l’un de ses « dirigeables civils utilisés à des fins de recherche météorologique qui aurait dévié de sa trajectoire ». Accusée de laxisme par ses détracteurs, l’administration Biden choisit de réagir en deux temps. Dans une première phase, discrète, elle décida d’opérer une mission d’observation et de recueil d’information du « ballon espion » chinois. Deux U‑2 (aéronefs capables d’opérer à l’altitude d’évolution de l’aérostat), ainsi qu’un RC‑135U Combat Sent et un AWACS furent mobilisés avec l’appui de chasseurs F‑22 Raptor et de ravitailleurs opérant dans des paliers inférieurs. Dans une seconde phase, le 5 février, elle donna l’ordre d’abattre le ballon stratosphérique chinois sitôt que celui-ci aurait rejoint les eaux de l’Atlantique de la Caroline du Sud. L’opération fut exécutée à l’aide d’un missile AIM‑9X Sidewinder.

Après examen des images et des données recueillies par les plateformes d’écoute électronique américaines, ainsi que sur la base des résultats d’analyse des débris repêchés, il fut définitivement établi que l’aérostat chinois était bel et bien un ballon stratosphérique conduisant des missions d’espionnage et d’observation. Plusieurs facteurs expliquent la montée des tensions à laquelle a abouti cet incident. Un premier facteur résulte du fait que l’engin incriminé avait survolé des sites de silos de missiles balistiques intercontinentaux LGM‑30 Minuteman situés sur la base de l’US Air Force de Malmstrom. Ce site est, à l’évidence, connu des autorités chinoises qui disposent d’ores et déjà de clichés satellitaires. Toutefois, le survol à l’aide d’un ballon espion aura permis à l’Armée populaire de libération (APL) de rassembler des informations plus précises susceptibles d’affiner le ciblage du site. Un second facteur est la récurrence des survols de tels aérostats, non seulement au-dessus du territoire des États-­Unis, mais également au-dessus de zones critiques comme Taïwan.

Atouts et complémentarités des aérostats

La Chine a développé ces dernières années une flotte complète d’aérostats aux fins d’opérations de surveillance. De tels engins ont ainsi été identifiés au-dessus de l’Asie, de l’Asie du Sud-Est et de l’Europe (1). Ainsi, en février 2022, quatre groupes de ballons de très haute altitude avaient été repérés dans le nord de Taïwan, le secteur de l’île qui compte la majeure partie de la population et des infrastructures de défense aérienne. À la même période, l’US Air Force avait intercepté un ballon du même type au large de Kauai, une île de l’archipel hawaïen où sont localisés des bases d’essais de missiles. Des formations similaires d’aérostats avaient été observées au-­dessus de l’Inde et du Japon.

De tels dispositifs présentent de multiples avantages, souvent insoupçonnés. L’un de leurs atouts majeurs est la persistance. Cela signifie qu’ils disposent d’une capacité à se maintenir au-­dessus d’un point d’observation plusieurs jours durant. À l’inverse, les satellites d’observation sont contraints de réaliser un tour complet du globe pour revenir à leur point d’observation initial. Leur second avantage est de pouvoir réaliser des clichés d’observation sous plusieurs angles, tout en étant positionnés au plus près du point observé sans violation formelle de l’espace aérien du pays survolé. Un troisième avantage, qui peut certes surprendre, est leur extraordinaire discrétion. Bien qu’ils évoluent à très haute altitude, à plus de 60 000 pieds, les ballons stratosphériques sont des dispositifs plus difficilement repérables que les satellites. Cette particularité découle de leur mobilité et de la difficile prévisibilité de leur trajectoire. Un satellite opère sur des orbites connues, qui peuvent donc être anticipées. Le ballon est tributaire des vents dominants, ce qui complique le suivi de son parcours. Certes, les ballons peuvent être repérés à l’œil nu. Toutefois, ils s’avèrent très peu visibles quand les rayons du soleil les frappent directement. Cette furtivité naturelle est renforcée par leur signature radar ténue, ce qui les rend indétectables par les systèmes qui scrutent le trafic aérien conventionnel. Pris dans leur ensemble, ces différents facteurs peuvent expliquer, et pour autant que cette latence soit confirmée, la raison pour laquelle le NORAD n’a pas été en mesure de détecter suffisamment tôt la présence de ce ballon chinois au-­dessus du territoire des États-­Unis. Enfin, un quatrième avantage des ballons stratosphériques est d’obtenir des clichés de meilleure résolution avec des équipements moins complexes, et donc moins coûteux, que ceux embarqués par les satellites.

Une faille juridique critique

Sans doute le plus grand attrait de tels systèmes réside-t il dans l’imprécision juridique qui caractérise leur altitude d’opération. Ces aérostats évoluent, en effet, à une altitude située entre 35 et 50 km. Par conséquent, leur déploiement échappe à la fois aux règles régissant les espaces aériens et au droit de l’espace extra-­atmosphérique. Il est généralement convenu qu’un État est en droit d’exercer sa souveraineté à une altitude maximale de 20 km (soit 66 000 pieds). Par ailleurs, les dispositions du traité sur l’espace extra-­atmosphérique de 1967 ne s’exercent qu’à partir de la ligne de Kármán, située à 100 km d’altitude. Un vide juridique sur le plan du droit international caractérise donc cette couche de l’atmosphère située entre 20 et 100 km d’altitude (2). Est-ce à dire qu’il s’agit pour autant d’une zone de non-droit ? La réponse à cette question est autrement plus complexe (3).

Bien que tant l’espace aérien que l’espace extra-­atmosphérique accueillent des activités et des technologies de nature militaire, ni le droit aérien ni le droit spatial n’ont réglé un point fondamental : celui de la délimitation entre l’espace aérien et l’espace extra-­atmosphérique. Ce point figure pourtant à l’ordre du jour du Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-­atmosphérique (CUPEEA) de l’ONU depuis plus de 50 ans. Ainsi, aucune disposition du droit de l’espace ne contient la moindre définition de la frontière entre l’air et l’espace. La Convention de Chicago de 1944, considérée comme la charte fondatrice du droit aérien, s’abstient même de définir la notion d’espace aérien, lequel est depuis 1919 soumis à la souveraineté de l’État sous-­jacent. On peut déterminer ces deux espaces selon deux approches. La première est l’approche « spatiale » développée par Andrew G. Haley (4) et John Cobb Cooper (5). C’est celle qui est aujourd’hui employée pour caractériser l’espace aérien et l’espace extra-­atmosphérique. C’est à la science qu’est revenue la tâche délicate de déterminer une limite entre ces deux ensembles. La ligne de Kármán, fixée à 100 km d’altitude, fut définie par convention comme la frontière – certes aussi artificielle que discutable – entre l’espace aérien et l’espace extra-­atmosphérique (6). Selon John Cooper, l’espace extra-­atmosphérique débute à la hauteur où les aéronefs ne peuvent plus évoluer. Cette hauteur est estimée entre 20 et 50 km, une fourchette d’incertitude forcément évolutive qui dépend des progrès technologiques dont peuvent bénéficier les systèmes de propulsion des aéronefs. Toutefois, les délimitations proposées par l’approche de Cooper ne sont pas appliquées par les États, qui pour la plupart ont préféré le principe d’une démarcation fixée à 100 km d’altitude.

Une seconde approche, dite « fonctionnelle », permet de distinguer l’espace aérien de l’espace extra-­atmosphérique sur la base de l’objectif qu’un objet lancé est censé servir. Cette façon d’envisager la distinction entre l’espace aérien et l’espace extra-­atmosphérique dispense donc de la démarcation d’une frontière physique fixe. Elle est en cela fortement critiquée puisqu’elle peut ouvrir la voie à des controverses permanentes au sujet de la licéité ou de l’illicéité des activités des États et/ou de leurs acteurs aéronautiques et spatiaux, surtout lorsque ces activités supposent le survol de territoires étrangers.

Afin de dépasser la question délicate du droit applicable aux aérostats – ainsi qu’aux divers objets aériens et spatiaux dont les caractéristiques technologiques viendraient à brouiller la lisibilité de leur statut juridique –, l’idée d’une division tripartite des sphères se situant au-­dessus de la surface de la Terre a été proposée. Cette subdivision supposerait premièrement un espace aérien allant jusqu’à 27 km d’altitude (l’altitude maximale pouvant aujourd’hui être atteinte par un aéronef), deuxièmement un espace extra-­atmosphérique débutant à quelque 85 km d’altitude (orbite la plus basse sur laquelle un satellite peut être maintenu), et troisièmement un espace intermédiaire (« mezzo space ») dans lequel ni le vol des avions (selon les lois de l’aérodynamique) ni la mise en orbite ne sont possibles et dans lequel pas plus le droit aérien que le droit de l’espace ne s’avérerait pertinent. Un régime juridique complémentaire, inspiré de l’approche fonctionnaliste dépendant de la mission ou de l’objectif poursuivi par l’engin déployé, s’appliquerait à l’espace intermédiaire situé entre 27 km et 85 km.

Enjeux et tensions

Si l’affaire dite du « ballon espion » chinois a certes mis en lumière les enjeux stratégiques à venir de la très haute altitude, elle a surtout permis de sonder le niveau de tension inédit entre les États-­Unis et la Chine concernant un épisode dont les conséquences humaines étaient a priori sans commune mesure avec un précédent incident intervenu en 2001, celui de la collision entre un avion espion américain EP‑3 et un intercepteur chinois. Malgré le décès du pilote chinois et la détention des 24 membres d’équipage de l’EP‑3, une transaction avait pu être trouvée. Pareille capacité d’apaisement entre les deux puissances est inimaginable aujourd’hui : c’est ce que semble avoir confirmé l’affaire du « ballon espion ». À défaut de modération diplomatique, des pistes d’évolution juridique pour le statut de la très haute altitude pourraient être théoriquement envisagées. Toutefois, le processus de délitement qui semble toucher l’ensemble des régimes de sécurité issus de l’après-­guerre froide hypothèque très sérieusement les chances d’aboutissement d’une telle perspective. 

Notes

(1) Matthew Strong, « Taiwan dismisses story about Chinese spy balloon over Presidential office », Taiwan News, 10 février 2023.

(2) « Défense en très haute altitude : la bataille de demain », Air & Cosmos, 15 janvier 2023,

(3) À ce propos, cf. Stephan Hobe, « La délimitation entre l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique », in Clémentine Bories et Lucien Rapp (dir.), Actes du 54e colloque de la Société française pour le droit international : l’espace extra-atmosphérique et le droit international, Éditions Pedone, Toulouse, p. 99-106.

(4) Andrew G. Haley, « Space Age Presents Immediate Legal Problems », in Andrew G. Haley et Welf Heinrich (dir.), First Colloquium on the proceedings on the Law of Outer Space, Springer Vienna, Vienne, 1958, p. 5-27.

(5) John C. Cooper, Explorations in Aerospace Law : Selected Essays, 1946-1966, McGill University Press, Montréal, 1968, p. 229-304.

(6) Théodore Von Kármán avait en effet fait valoir qu’à partir de 100 km d’altitude, l’atmosphère devenait trop ténue pour des applications aéronautiques et qu’en conséquence, il pouvait être considéré qu’il s’agissait de la limite inférieure de l’espace extra-atmosphérique.

Alain De Neve

areion24.news