Dans le contexte de crispation entre la France et la Suisse sur le sujet fiscal, la «Tribune» révèle que deux douaniers français ont été surpris en train d’observer l’entrée du parking de Pictet.
Dans leur voiture, les deux douaniers français avaient une vue imprenable sur l’entrée du parking de Pictet, à l’arrière de la banque, à la rue des Noirettes, aux Acacias.
Image: Laurent Guiraud
En temps de guerre économique, tous les coups semblent permis. Même les plus abracadabrantesques. Selon des informations exclusives de la Tribune de Genève, des douaniers français sont venus à Genève, avec leur véhicule professionnel banalisé, pour procéder à ce qui ressemble à de l’espionnage fiscal. Intrigué par leur présence, un policier genevois les a démasqués. Cela s’est passé entre la fin du mois d’avril et le début du mois de mai.
«Non, la Suisse n’est pas une cible», susurrait Pierre Moscovici, ministre français de l’Economie et des Finances au micro de la RTS le 14 juillet. Pour traquer les fraudeurs fiscaux français, il se défendait d’aller «trop loin». «Il est logique que nous prenions des mesures pour que cela cesse (…) Nous le faisons dans le respect des libertés», ajoutait-il. Ses propos résonnent d’une tout autre manière à la lumière des faits qui sont parvenus à notre connaissance.
La scène se déroule un jour de semaine dans la petite rue peu fréquentée des Noirettes, aux Acacias, où se font face les immenses bâtiments des banques Pictet et UBS. Se rendant à un restaurant du quartier pour la pause de midi, un inspecteur de la police genevoise observe, intrigué, une voiture immatriculée en France avec deux hommes à son bord. Au retour de son repas, il remarque non seulement que les individus n’ont pas bougé pendant plus d’une heure et demie, mais qu’en plus ils ont une vue imprenable sur l’entrée du parking privé de Pictet, située non loin de celle d’UBS. La hantise du braquage rend la situation suffisamment suspecte pour que le policier cherche à contrôler l’immatriculation du véhicule. Surprise: il appartient aux Douanes françaises.
Clients et employés ciblés
Que font ces fonctionnaires hexagonaux, apparemment en service, sur sol suisse? Questionnés aussitôt par l’inspecteur genevois, les deux douaniers assurent faire du tourisme. Sauf que ce lieu excentré, proche de la zone industrielle, n’a jamais été réputé pour son attrait touristique. Cette présence est jugée si étrange qu’elle va être signalée aux services de sécurité des banques du quartier.
Que pouvaient-ils bien chercher à cet endroit? «Ils chassaient le fraudeur fiscal français! estime un fonctionnaire du Département fédéral des finances, apprenant ces faits par notre journal, sans étonnement. Dans le milieu, c’est un secret de Polichinelle. C’est rare mais cela s’est déjà produit.» Rattaché au Ministère du budget, le Service des douanes françaises a notamment une mission fiscale. Dans ce cas précis, «ils comptaient probablement relever des numéros de plaque des voitures françaises entrant ou sortant du parking, pour trouver les noms des propriétaires et les contrôler par la suite sur sol français, sur la route ou directement à leur domicile». Clients comme employés pouvaient être ciblés.
Contactée, la Direction générale des douanes françaises, à Paris, n’a pas connaissance de cette affaire. Elle affirme «ne pas autoriser des investigations de ce genre», précisant «respecter le principe de territorialité». S’agit-il alors d’une initiative personnelle? Cette opération de repérage a-t-elle eu lieu à plusieurs reprises? Impossible à établir.
«C’est peu professionnel!»
Toujours est-il que la méthode employée fait sourire un policier rompu aux techniques de renseignement. «C’est peu professionnel! On ne reste pas en planque sous les yeux des caméras des banques. On prend au moins une voiture de location, au cas où. Il y a des moyens plus efficaces pour ne pas éveiller les soupçons, comme placer une caméra sur un véhicule garé au bon endroit, que l’on reprend en fin de journée.»
Les soupçons qui pèsent sur les deux fonctionnaires sont lourds de conséquences (lire l’encadré). Leurs agissements ont-ils été dénoncés? A ce jour, la Tribune de Genève n’a pas pu trouver la moindre plainte de Pictet, voire d’UBS. Ces deux établissements ont par ailleurs décliné tout commentaire. Du côté de la police genevoise, «on ne trouve aucune trace de ce contrôle dans la main courante», indique initialement l’un de ses porte-parole. Mais dans un second temps, la cheffe de la police, Monica Bonfanti, confirme par e-mail qu’«un collaborateur de la police a contrôlé l’immatriculation dudit véhicule et il s’est avéré qu’il appartenait à l’administration française». Elle affirme que «les contrôles qui s’en sont suivis n’ont permis de déboucher sur aucune conclusion». En clair, la police genevoise n’a pas jugé bon de dénoncer le cas.
Selon la loi, c’est au Ministère public de la Confédération (MPC) de traiter des affaires liées à des surveillances illégales menées par un Etat tiers. Contacté, le MPC indique «ouvrir une enquête lorsque les faits dénoncés laissent présumer, avec une plausibilité suffisante, que des infractions relevant de la juridiction fédérale ont été commises».
Que risquent ces douaniers?
Sur la base de nos informations, Yvan Jeanneret, professeur de droit pénal à l’Université de Neuchâtel, estime que «si les soupçons qui pèsent sur les deux douaniers français étaient avérés, ils relèveraient alors de l’article 271 du Code pénal». De quoi s’agit-il? Celui qui aura procédé, sur le territoire suisse, pour un Etat étranger, à des actes qui relèvent des pouvoirs publics, sans y être autorisé, sera puni de trois ans d’emprisonnement au maximum ou d’une peine pécuniaire. «Dans les cas graves de violation de la souveraineté, l’auteur encourt au minimum un an.» La notion d’espionnage pourrait également être retenue, selon l’article 273, prévoyant le même type de peine. «Ces infractions sont poursuivies d’office par le Ministère public de la Confédération (MPC) dès le moment où les informations lui parviennent.»
Et l’avocat genevois rappelle qu’«un policier ou un magistrat a l’obligation de dénoncer toute infraction dont il a connaissance». Me Yvan Jeanneret a beau fouiller dans sa mémoire, «les affaires qui relèvent de l’article 271 se comptent sur les doigts d’une main». Pourquoi? D’un côté, «les banques victimes d’une surveillance illégale n’ont pas envie de faire de vagues».
De l’autre, «les affaires qui parviennent jusqu’au MPC sont rarement poursuivies car elles nécessitent une autorisation du Conseil fédéral».
Genève ciblé
Des investigations financières françaises se pratiquent en toute illégalité sur sol suisse, comme le révélait en novembre 2012 Le Matin Dimanche. Des inspecteurs fiscaux de la Direction nationale des enquêtes fiscales ont confié leurs techniques de repérage dans le but de chasser les fraudeurs français fortunés. «Nous n’avons pas le droit d’aller en Suisse sans avoir un ordre de mission officiel, expliquait l’un d’eux. Par contre, rien ne nous empêche d’aller un week-end à Genève admirer le Jet d’eau…» Sous prétexte de faire du tourisme, les spécialistes repèrent notamment des boîtes aux lettres des sociétés suisses, propriétés de ressortissants français, pour vérifier leur existence.
S.R.