vendredi 12 novembre 2010

Attentat de Karachi : le combat des familles des victimes

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Karachi, 8 mai 2002. Un kamikaze dans un taxi percute un bus de la Marine pakistanaise transportant des ingénieurs de la Direction des constructions navales : 14 personnes dont 11 Français sont tuées. Jusqu’en juin 2009, l’attentat sera attribué à al-Qaida. Pourtant, tout porte à croire qu’il est la conséquence d’un sombre règlement de compte politique franco-pakistanais qui tournerait à l’affaire d’Etat en France, au point que l’événement est désormais connu sous le nom de "Karachigate".

Tout comme les parents de victimes des attentats du 11 septembre 2001, dans leur quête de vérité les parents des victimes de Karachi se heurtent au mutisme des pouvoirs publics français, toujours fort discrets quant à l’origine de l’attentat, tandis que frileux, les grands médias se gardent bien de faire du bruit. Mues par la colère, l’indignation et la tristesse, les familles se mobilisent avec le Juge d’instruction Van Ruymbeke contre le peu de zèle mis en oeuvre pour élucider l’affaire. Le Juge ayant décidé en octobre 2010 d’enquêter sur les allégations de rétrocommissions, c’est le signe pour Me Morice, l’avocat des familles de victimes, qu’il s’agit d’une "affaire d’Etat mettant en cause Zardari [le président pakistanais], l’actuel président de la République et tout le financement de la campagne [électorale] d’Edouard Balladur".

En guise d’introduction, nous joignons une vidéo qui résume les origines présumées et les suites données à l’attentat de Karachi. Plus loin, une seconde vidéo montre un extrait d’une séance à l’Assemblée nationale en octobre 2010 : le Député Bernard Cazeneuve interpelle la Garde des Sceaux Michèle Alliot-Marie sur l’avancement de l’enquête.






On les appelle "les Karachi"

« Bien sûr, tous nous ont assurés de leur soutien le plus total, y compris en ce qui concernait la recherche des auteurs de l’attentat. Michèle Alliot-Marie m’a même dit : « Si vous avez le moindre souci, si vous avez besoin de quelque chose, vous avez mon numéro » et elle est partie sans me le donner ! Je n’ai jamais eu ce numéro et, par la suite, nous avons dû nous battre, en menaçant de dénoncer notre isolement aux médias, pour parvenir à obtenir d’elle une audience.
A ce jour, ministre de la Justice […], elle prétend pourtant, dès que l’occasion se présente, qu’elle nous a reçus à de nombreuses reprises. » Extrait du récit "backstage" de la cérémonie officielle d’hommage aux victimes, cinq jours après l’attentat de Karachi, Cherbourg, le 13 mai 2002, in "On nous appelle les Karachi" de M.Drouet et S.Leclerc.

Pourquoi le Karachigate ne perce pas plus dans les médias mainstream ? Un journaliste d’un quotidien national m’a répondu en juin dernier :

« On a des consignes de la rédaction : pas de Karachi. »

Dans notre beau pays des lumières rétrogradant encore d’une place (44e rang) au baromètre RSF de la liberté de la presse: ça ne surprend malheureusement plus. Cette histoire, à cheval sur quatre mandatures présidentielles, gêne. Cette "discrétion" de certains médias sur les suites de l’explosion criminelle d’un bus à Karachi, ayant coûté la vie à 11 ouvriers français le 8 mai 2002, s’explique aussi par la complexité apparente de l’enquête avec sa trame de thriller (mêlant politiques français et pakistanais, services secrets et intermédiaires interlopes) et l’opacité des pratiques dans le domaine des contrats d’armement internationaux.

C’est ce cocktail au chloroforme qui permettra en juin 2009 à quelque représentant de commerce, amateur de montres suisses, d’histoires belges pas drôles et de flicage des journalistes, de qualifier l’affaire de "fable". Seulement voilà. Au fil des pièces accumulées, grâce notamment au travail d’autres journalistes d’investigation, si le sacrifice des ouvriers de la DCN doit répondre d’un genre, c’est celui de l’affaire d’État. Depuis un an, la piste politico-financière, liée à des représailles suite au non-versement de commissions dans le cadre d’une vente de sous-marins français au Pakistan en 1994, devient "la seule piste crédible".

Dans "On nous appelle les Karachi", demain en librairie, Magali Drouet et Sandrine Leclerc y ajoutent une dimension que les procédures et les révélations cachaient en partie : la vision, les l’émotion des familles, ainsi que leurs soupçons dès les premiers jours et durant les six années où l’instruction fut délaissée. Elles relatent leur combat pour obtenir la vérité sur les causes de l’attentat qui leur a arraché leurs pères: une succession de rencontres dans les coulisses d’après drame, d’épisodes politiques, judiciaires et d’entreprise qui susciteront la colère chez tout lecteur normalement constitué.

La première partie du récit est proprement hallucinante quant aux agissements de la Direction des constructions navales (dépendant du Ministère de la Défense au moment de l’attentat et employeur des victimes, l’État y est toujours actionnaire à hauteur de 75%), aussi bien sur sa gestion de la sécurité avant l’attentat que dans son suivi de l’affaire, pour le moins étrange dès les premières heures, et sa volonté appuyée que les familles ne creusent pas davantage que la thèse "officielle" : c’est un attentat d’Al-Qaida (jamais revendiqué).

Tout y passe : mensonges, encadrement serré en public alternant au mépris total en privé, puis l’inverse, instrumentalisation, intimidations, même une tentative pour faire interner une des veuves… On en apprendra aussi de belles sur la première instruction d’un juge de supposé de "choc", qui fera trainer la procédure de longues années (excluant du dossier – et faisant détruire – des pièces capitales), ou encore sur la batterie de représentants, de conseillers, de politiques et de leur entourage que l’acharnement des familles à connaître la vérité agace.

Même s’il n’est pas le personnage central du livre, notons une augmentation de la nervosité depuis l’arrivée d’un nouveau locataire à l’Élysée (ayant une sensibilité au terrorisme et une empathie avec les victimes à géométrie opportune) dont le nom va souvent revenir dans le dossier dès que celui-ci sera repris par le juge Trévidic.

La deuxième partie reprend les avancées de l’enquête depuis ce redémarrage, en 2008 dans la foulée des révélations de Mediapart, et permettra à ceux qui ont suivi de loin les pavés lancés en eau trouble, d’avoir une représentation claire de la chronologie des évènements révélés dans la presse, ainsi que des intimidations et des obstacles qui continuent en toile de fond. Récit précis et sans concession des déconcertantes étapes traversées par Sandrine et Magali, où se mêlent assistants aux allures de RG et menteurs aux allures de ministres, le livre est aussi l’occasion de rendre hommage à leurs pères.

Ceux dont la vie et le souvenir sont réduits au statut de "problème" par leur employeur et les autorités. Au-delà du cas personnel, ce témoignage en dit long sur notre société : corruption à tous les étages et mépris total des petites gens. "On nous appelle les Karachi" devrait, doit, faire du bruit et redonner de l’écho à cette affaire que certains veulent taire. A condition, bien sûr, que tout le monde en parle.
Sébastien Musset