Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 22 août 2019

Les services russes doivent arrêter de nous prendre pour des oies blanches




Le nouveau chef du SRC demande à ses agents de prendre davantage de risques. Notamment pour le contre-espionnage. Le Vaudois Jean-Philippe Gaudin a repris la direction du Service de renseignement en juillet 2018, il explique pourquoi il lui faut davantage de moyens. 

Monsieur Gaudin, dès votre entrée en fonction à la tête du Service de renseignement de la Confédération, il y a 1 an, vous avez été confronté à un cas d’espionnage russe.

Ah! les deux hackers russes! Le travail de notre service a effectivement été considérable. Nous les avions identifiés suite à une opération qu’ils avaient menée à l’hôtel Alpha Palmiers à Lausanne contre des représentants de l’Agence mondiale antidopage. Notamment grâce aux possibilités de la nouvelle loi, nous avons pu les pister.

Comment?

Par exemple en traçant téléphones et cartes de crédit, ou en plaçant des balises GPS. Tout ce que je vous dis là a déjà été rendu public. Donc les deux hackers n’étaient pas seulement à Lausanne, mais aussi à Rio au même moment où le CIO a été hacké, en Malaisie alors que les autorités enquêtent sur l’avion abattu au-dessus de l’Ukraine en 2014, etc. Leur présence à ces différents endroits ne devait rien au hasard car il s’agissait de deux agents du renseignement militaire russe qui faisaient partie d'une unité spéciale cyber.

Américains et Britanniques ont rendu hommage au Service de renseignement suisse, pour une fois...
Pour une fois que cela se sait. J’ai été forcé de communiquer car les Hollandais allaient le faire. Ils étaient tombés sur du matériel qui devait servir à une opération de renseignement contre le laboratoire de Spiez.

Comment ont réagi vos homologues russes?

Ils n’ont pas forcément apprécié, mais ils comprennent que les mentalités changent et que certains services communiquent de façon plus transparente que par le passé. La liaison avec les services de renseignement étrangers existe toujours. Même dans les pires moments, il faut que les services de renseignement gardent le contact entre eux.

Cette opération contre les agents russes a-t-elle mobilisé beaucoup de moyens? On voit par exemple que 170 des 193 mesures de surveillance nécessitant approbation ont été menées dans le cadre d’opérations de contre-espionnage.

Toutes ces mesures ne concernent pas forcément de l’espionnage étatique. Mais il est vrai que l’opération à laquelle vous faites référence était prioritaire. Concrètement, j'ai même dû enlever certains moyens à d'autres opérations.

Le fait de rendre cette affaire publique a-t-il arrêté l’espionnage des Russes?

Bien sûr que non. Voyez-vous, la Russie est en train de redevenir une grande puissance militaire d'influence et elle met les moyens qu'elle veut pour y parvenir. Le président Poutine a restructuré son gouvernement et ses services de renseignement afin de restaurer ses forces armées. Il a fait un effort colossal également dans la modernisation de ses armes nucléaires etc. Dans ce but, la Russie utilise aussi l'espionnage ou des opérations d'influence et de propagande, etc. Quand ils font ça en Suisse et que le Service de renseignement de la Confédération l’apprend, il faut siffler la fin de la récréation.

Vous écrivez aussi dans le rapport de situation que les trois services russes sont présents dans notre pays. Peut-on l’accepter?

Ils sont accrédités et bénéficient d’une protection diplomatique. Maintenant, là aussi, il faut arrêter de nous prendre pour des oies blanches! Lorsque vous avez affaire à un colonel du GRU (ndlr. Service de renseignement militaire russe) qui s'est fait renvoyer d'Allemagne et que, plus tard, il arrive en Suisse et veut se faire accréditer, cela ne va pas non plus.

Et qu’est-ce qui se passe?

Eh bien suite au refus de ce diplomate, deux semaines plus tard, l'ambassade de Suisse à Moscou se voir refuser une accréditation. Car les Russes appliquent une mesure de réciprocité, même si notre diplomate n’a rien à se reprocher et ne travaille pas pour les renseignements. Là, vous voyez bien le problème pour un petit pays comme la Suisse. A ce rythme, il n’y aura bientôt plus un Suisse dans notre ambassade à Moscou…

Et alors? Que faire?

Plutôt que de se contenter d’observer ou carrément de détourner le regard, comme ça a pu être le cas dans le passé, nous agissons au moins dans les situations sérieuses, où le représentant d’un pays étranger a franchi une ligne à ne pas dépasser. Je veux rendre sa souveraineté à la Suisse.

Les services de renseignement chinois mènent aussi des opérations sur sol suisse. Quels sont leurs intérêts?

C'est de l'espionnage plutôt économique. En règle générale, les Chinois essayent d'acquérir de l'information technologique là où elle leur manque… mais ça commence à devenir rare. Dans plus en plus de domaines, ce ne sont plus les ingénieurs américains ou européens qui sont à la pointe, mais les Chinois. Cela dit, à chaque fois qu’une entreprise suisse est en vente, des informations d’insiders sont susceptibles d’intéresser les acquéreurs potentiels. Et en ce moment, comme les entreprises chinoises achètent beaucoup, le risque est peut-être un peu plus marqué de ce côté-là. Il faut bien comprendre que le renseignement chinois n’agit pas sur un horizon de temps bloqué sur une législature de quatre ans, mais plutôt sur 30 ans, voire davantage.

Et vous voulez que le Service de renseignement soit davantage actif?

Oui j'ai clairement dit que je veux encore plus d’opérationnel. Le Service renseignement de la Confédération doit aller davantage dans la direction de l'anticipation. Il se doit d’être proactif. Il faut par exemple plus de courage dans nos analyses, plus de prise de risque. J’attends d’un analyste qu’il ne se contente plus d’observer ce qui vient de se produire, mais qu’il tente de prédire ce qui pourrait arriver et présente différents scénarios. Qu’il me dise: voilà comment la situation en Iran pourrait tourner. C’est sur la base de ce genre d’analyses que nos politiques pourront s’appuyer pour prendre des décisions.

Et si vous vous trompez?

Le renseignement n'est pas une science exacte. Il faut cesser d’attendre d’être certain à cent pour cent, car souvent il est déjà trop tard. Le SRC doit aller de l'avant et devenir plus opérationnel. Nous devons aller chercher l'information pour assurer justement la souveraineté de la Suisse. La souveraineté de la Suisse, ce n'est pas d’être alignée sur les grandes puissances.

Et sur le terrain, vous voulez que vos agents prennent aussi plus de risques?

Une certaine prise de risque opérationnelle, oui, mais dans le respect strict de la loi. Je resterai intransigeant là-dessus. Le premier parmi les employés qui s’aventurerait au-delà de cette limite, c’est le licenciement avec effet immédiat. Donc là, il n'y a pas de prise de risque.

Vous demandez également davantage de moyens pour votre service alors que vous avez déjà obtenu 28 postes supplémentaires. Pourquoi?

J’ai effectivement demandé une augmentation substantielle de nos effectifs. Nous vivons dans une situation internationale qui se détériore et qui ne va certainement pas s'améliorer dans les prochaines années. En plus, on nous demande d’être plus incisifs, on nous attribue la nouvelle mission de lutter contre les opérations d’influence: je ne peux pas le faire sans personnel supplémentaire. Aujourd’hui déjà, en raison du manque de moyens, je dois au bas mot renoncer à une opération sur deux.

En octobre auront lieu les élections fédérales. Risque-t-on une opération d’influence russe par exemple?

Aujourd’hui, il n’existe aucun indice concret d'opérations qui auraient été menées contre notre pays. Mais le fait est que nous sommes en année électorale et la bonne tenue du scrutin est notre priorité pour le moment. Cela dit, la décentralisation du système politique helvétique est un gage de stabilité. Influencer le vote dans vingt-six cantons serait très compliqué. D'ailleurs quand vous tentez d’expliquer le système politique suisse à des collègues étrangers, ils ont un peu mal à la tête en sortant de la voiture... En revanche, des opérations d'influence pourraient avoir lieu sur des initiatives ou des référendums. Prenons par exemple l'achat du nouvel avion de combat: il pourrait y avoir effectivement une nation ou une autre intéressée à ce que la Suisse n'achète pas d'avions de combat.

Le gouvernement américain a fait pression pour que ses partenaires interdisent les antennes 5G du fabricant chinois Huawei. Vous avez été invité devant une commission parlementaire. Qu’avez-vous expliqué?

Si on avait écouté les Américains, nous aurions dû dire non à Huawei. Mais j’ai pu relativiser ce risque, en expliquant simplement qu’il fallait certes rester vigilant et ne pas mettre tous les œufs dans le même panier.

La motivation de cette interdiction s'inscrit dans le cadre de la guerre économique entre les USA et la Chine?

Si j'ai pu laisser entendre cela, c’est parce que j'ai ici une équipe de division “cyber” qui est venue m'expliquer qu’il ne fallait pas peindre le diable sur la muraille. Aujourd'hui nous sommes suivis par énormément de pays d'Europe. Mais si vous voulez assurer cette souveraineté, il faut avoir les moyens. Il y a beaucoup de pays, aujourd'hui, qui n'ont pas les moyens de contrôler les informations qu'on leur donne. Certains reçoivent une information soit de l'Otan, soit des Etats-Unis et ils vont directement chez leur ministre avec cette information. Mais en Suisse, nous ne sommes pas alignés-rangés derrière d’autre pays.

Le Service de renseignement suisse est aujourd’hui un peu moins dépendant des Etats-Unis?
Je ne peux pas répondre à cette question. Pourquoi? Parce je n’ai pas assez de recul. Les Etats-Unis ont été et restent un partenaire important, mais ce n'est pas le seul partenaire du SRC. Nous avons d’autres partenaires tout aussi importants. Vous savez, en matière de renseignement, il n’y a pas d’amis. Il n’y a que des intérêts. Nous travaillons avec les Américains quand nos intérêts sont les mêmes.

Raphael Moser