Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 19 avril 2018

Grogne des agents de terrain du SRC en raison des procédures bureaucratiques


Le peuple suisse n’est pas en sécurité. Si on s’en est bien sorti jusqu’ici, c’est juste parce que les méchants ne nous font rien

Une source proche du SRC




Le nouveau chef du Service de renseignement de la Confédération, Jean-Philippe Gaudin, nommé mercredi, va avoir du pain sur la planche. Sa première mission: éteindre la révolte qui couve dans son service.

Les agents du SRC se plaignent en effet de ne pouvoir utiliser correctement les nouvelles mesures de surveillance approuvées par le peuple en 2016, a appris Le Temps. Et ce en raison de procédures jugées excessivement lourdes et bureaucratiques.

Comme tous les services secrets, le SRC n’a pas pour habitude de porter ses doléances sur la place publique. Mais la frustration des agents de terrain au sujet des règles qui encadrent leur activité est telle que plusieurs interlocuteurs du service en ont entendu parler récemment, à Berne comme à Genève. «Il y a un mécontentement général», confirme l’un d’eux.

En vigueur depuis moins d’un an et demi, la nouvelle loi sur le renseignement autorise le SRC à mener des actions de surveillance intrusives sur le territoire suisse: écoutes téléphoniques, pose de balises GPS pour tracer des véhicules, enregistrements clandestins, fouille discrète de locaux privés, hacking d’ordinateurs.

Pour garantir l’acceptabilité politique de ces mesures, le législateur les a encadrées de procédures strictes. Si un agent veut poser une balise sur la voiture d’un djihadiste présumé, par exemple, il doit d’abord faire valider sa demande par le chef du SRC. La requête doit ensuite obtenir l’aval du Tribunal administratif fédéral (TAF).

Au Conseil fédéral, le chef du Département de la défense, Guy Parmelin, doit ensuite approuver la demande, en consultant ses collègues des Affaires étrangères et du Département fédéral de justice et police. Voire, en cas de doute, l’entier du collège gouvernemental.

Une info traitée froide

Une demande de surveillance peut faire dans les 30 pages, affirme une source proche du SRC. Et le traitement de la requête sur trois niveaux – chef du SRC, TAF puis Conseil fédéral – prend du temps.

«Résultat, l’info est traitée froide, alors que le b.a.-ba du renseignement c’est de l’exploiter tout de suite, se plaint un proche du Service. Les agents avaient averti dès le début qu’ils ne pourraient pas bosser. Ce sont de super-gars, mais ils sont ligotés.»

La loi prévoit pourtant des délais précis. Le TAF doit statuer sur les demandes de surveillance «dans les cinq jours ouvrables», trois jours dans les cas urgents. «Les délais sont tenus» et la qualité du travail du TAF est «impressionnante», assure Claude Janiak, le conseiller aux Etats (PS/BL) qui préside la délégation parlementaire chargée de surveiller le SRC. Le TAF affirme qu’il peut parfois traiter des demandes ordinaires en trois jours.

Au Conseil fédéral, la loi ne prévoit pas de délai. Mais «la consultation des chefs du DFJP et du DFAE y compris l’aval par le chef du DDPS ne prend pas plus de quelques jours (entre cinq et sept jours dans la plupart des cas)», précise le Département de la défense.

Et consulter le Conseil fédéral tout entier? Ce n’est arrivé qu’une seule fois, affirme le DDPS. Il existe aussi une procédure d’urgence qui permet au SRC de lancer ses mesures de surveillance tout seul et de les faire valider a posteriori. Mais on ignore si, ou combien de fois elle a été utilisée.

Mesure «ridicule»

Chez les spécialistes du renseignement, l’obligation de faire valider des mesures opérationnelles élémentaires comme la pose d’une balise GPS par la plus haute autorité du pays est jugée excessive. Voire «ridicule». «Le Conseil fédéral pourrait se retrouver acculé s’il valide une procédure qui tourne mal», note un ancien membre du SRC.

Ce n’est pas le seul souci pour les agents du SRC. Imaginons qu’un djihadiste présumé utilise la voiture de sa femme pour se déplacer, au lieu de la sienne. Il faudra alors refaire toute la procédure d’autorisation de surveillance depuis le départ. Idem pour mettre sur écoute un contact régulier d’une personne déjà surveillée.

A la fin de l’opération, il faut aussi avertir la personne visée, sauf autorisation expresse du TAF et du chef de Département. Enfin, surveiller un avocat, un notaire, un prêtre ou un imam est très compliqué, car ces personnages sont protégés par le secret professionnel.

«Le SRC ne peut prendre des mesures préventives à l’égard d’un imam ou de toute personne fréquentant une mosquée que s’il dispose d’indications concrètes concernant des activités terroristes ou extrémistes violentes de ces personnes», précise sa porte-parole Isabelle Graber.

Des indications «concrètes»: c’est justement l’un des problèmes du SRC. «Quand les soupçons ne sont pas fondés, le SRC ne peut rien surveiller, commente une source proche du service. Et si ça devient concret, il doit transmettre le cas à la justice. Tu n’as pas ce moment, comme en France, où ce n’est pas encore le moment de judiciariser, mais où on peut surveiller tout le monde pour récolter des infos.»

Dans l’affaire turque, une justice trop lente

La frustration des agents du SRC bouillonne depuis des mois. Si elle se révèle aujourd’hui, c’est à cause de trois actualités. Début mars, le Conseil fédéral a souligné dans son rapport de gestion que «toute une armada d’officiers de services de renseignement […] opère sous la couverture de leur statut de membre du personnel diplomatique en Suisse».

Quelques jours plus tard, le Conseil des Etats a autorisé les assurances à faire pister leurs clients par des balises GPS, avec l’autorisation d’un juge. Ainsi, il pourrait devenir plus simple de faire surveiller un petit fraudeur aux assurances sociales qu’un terroriste ou un espion étranger.

Mais c’est peut-être l’affaire de l’enlèvement raté par les services turcs qui a fait déborder le vase. Le 15 mars, le Tages-Anzeiger révélait que des agents et diplomates turcs avaient prévu d’enlever un de leurs ressortissants, naturalisé suisse, dans le canton de Zurich. Le SRC avait observé une réunion de préparation dans un cimetière, à la fin de l’été 2016.

Mais le Ministère public de la Confédération (MPC) n’a ouvert une enquête sur ces faits que le 16 mars 2017, selon son service de presse, après avoir reçu l’autorisation du Conseil fédéral et un avis du DFAE expliquant que l’immunité diplomatique ne s’appliquait pas dans ce cas.

Pourquoi avoir attendu tant de mois? Selon deux sources proches du SRC, le MPC «n’a rien fait» ou aurait «traîné», après avoir été averti très tôt des manigances turques par le service. Contactée par Le Temps, les deux institutions n’expliquent pas ce retard à l’allumage, se retranchant derrière l’enquête en cours.

«On ne se rend pas compte de ce qui se passe chez nous, commente une source proche du service. Le peuple suisse n’est pas en sécurité. Si on s’en est bien sorti jusqu’ici, c’est juste parce que les méchants ne nous font rien.»

Une grogne «hors de propos»

A Berne, cette complainte se heurte à un fort scepticisme. «Cette «grogne» – si grogne il y a – est hors de propos», réagit le Département de la défense, en rappelant que la loi sur le renseignement, avec toutes ses contraintes, a été massivement approuvée par le peuple.

Officiellement, le SRC «se réjouit de pouvoir disposer des nouvelles mesures de recherche […] et suit scrupuleusement, pour pouvoir les engager, les règles définies par le législateur», indique sa porte-parole Isabelle Graber.

Selon un bon connaisseur du service, c’est le SRC lui-même qui, sur les points essentiels, a fait rédiger l’actuelle loi. La délégation parlementaire qui surveille le service ne montre donc «aucune compréhension pour une éventuelle grogne», précise son président Claude Janiak. Mais il promet de se pencher cette année sur la façon dont le Conseil fédéral, ou plutôt les trois départements concernés, traitent les demandes de surveillance venues du SRC.

«Le service n’a pas l’habitude d’avoir ces nouveaux outils, ni de rendre des comptes ou d’obtenir des autorisations, commente un autre connaisseur du SRC. Entre la police et la justice, il y a cette fluidité opérationnelle. Elle reste à créer ici. Et peut-être que la réglementation doit être adaptée, doit évoluer.»

A Berne, le SRC n’est de toute façon pas en mesure de demander quoi que ce soit. Un rapport parlementaire vient de dénoncer sa légèreté dans ses rapports avec Daniel M., un détective privé condamné en Allemagne pour y avoir espionné les services fiscaux au profit du SRC.

Si assouplissement des règles il doit y avoir, pronostique un proche du service, ce ne sera pas avant «quelques années».

Sylvain Besson