Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 14 mars 2018

La Russie s’est remise à jouer aux échecs, tandis que l’Angleterre s’obstine à jouer au cricket



«On ne donne pas une date limite de 24 heures 
à une puissance nucléaire»

Maria Zakharova
Porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe


La substance utilisée à Salisbury le 4 mars, cet agent dit "Novitchok", est un neurotoxique, mais cinq à huit fois plus toxique que le sarin ou le VX. "Diabolique", dit un expert, pour qui la signature est claire : seul un État peut être derrière l'utilisation de ce poison élaboré par des laboratoires militaires.

"Il est absolument impossible qu'une unité sub-étatique ait pu parvenir à fabriquer ce Novitchok, explique Olivier Lepick, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique. Il subsiste un certain mystère autour de cet agent, dont l'existence avait été révélée par un dissident scientifique soviétique à l'époque. Cela signe de manière quasi évidente une fabrication étatique, et très probablement russe."

Le Novitchok "provoque un ralentissement du rythme cardiaque et l'obstruction des voies respiratoires jusqu'à la mort par asphyxie", explique le professeur Gary Stephens, expert en pharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni). Concrètement, ce poison inhibe la cholinestérase, une enzyme qui permet au système nerveux de communiquer avec les muscles ; du fait de ce défaut de "transmission", la victime se trouve dans l'impossibilité de respirer. Si un traitement d'urgence peut permettre de sauver la personne avant que le cœur ne s'arrête, le manque d'oxygène peut provoquer des dégâts irrémédiables dans le cerveau. Huit jours après leur empoisonnement, Sergueï et Youlia Skripal étaient d'ailleurs toujours en soins intensifs dans un état critique.

Le Novitchok, dont le nom signifie "petit nouveau", fut mis au point par des chercheurs de l'Union soviétique (URSS) dans les années 1970 et 1980, dans le cadre du programme "Foliant". Son développement répondait à un enjeu stratégique majeur pour Moscou : jouer aux bons élèves dans les discussions internationales sur l'interdiction des armes chimiques, tout en fabriquant secrètement de nouveaux agents innervants surpuissants, résistant aux antidotes traditionnels. Les agents de la famille Novitchok étaient composés d'ingrédients autorisés individuellement, qui ne révélaient leur toxicité qu'une fois combinés.

Cette caractéristique présentait un double avantage : les ingrédients pouvaient être transportés individuellement en toute sécurité vers le lieu où ils devaient être utilisés, et ils étaient quasi indétectables par les enquêteurs internationaux en cas de contrôle. Le développement du Novitchok a continué malgré les engagements de l'URSS à mettre fin à son programme chimique, et son existence a, finalement, été découverte par la communauté internationale grâce à des transfuges soviétiques au début des années 1990.

Officiellement, la Russie est censée achever par elle-même la destruction totale de son arsenal d'ici à décembre 2020...

On se croirait revenu aux grandes heures de la Guerre froide

Pour les autorités britanniques, la substance incriminée, « d’origine militaire », proviendrait de l’organisation Novichok, chargée par l’URSS, de 1970 à 1980, de l’élimination des opposants et autres brebis galeuses.

Aussitôt, le Premier ministre Theresa May monte au front : « Il est très probable que la Russie soit responsable. » Et Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, de rétorquer : « C’est du cirque en plein Parlement britannique. La conclusion est évidente : il s’agit d’une nouvelle campagne politico-médiatique fondée sur la provocation. »

Il est sûr que cette affaire ne tombe pas à n’importe quel moment. D’un côté, une Angleterre diplomatiquement affaiblie par le Brexit ; de l’autre, une Russie en pleine campagne présidentielle, Vladimir Poutine s’apprêtant à rempiler pour un nouveau mandat.

Si Gérard de Villiers était encore de ce monde, nul doute qu’il aurait envoyé le prince Malko Linge tirer l’affaire au clair, tel qu’il le fit, lors d’un cas similaire, l’assassinat de l’oligarque Alexandre Litvinenko, en 2006. Il fallut dix ans pour que le 10 Downing Street rompe avec la langue de bois diplomatique et admette que « l’opération avait probablement été approuvée par le président Poutine. » Vraiment ? Cela, Gérard de Villiers l’affirmait moins d’un an après les faits, au terme d’une enquête des plus fouillées, dans Polonium 210, ouvrage passionnant à relire à la lumière des récents événements.

On y comprend ainsi que le profil de Sergueï Skripal n’est pas sans évoquer celui d’Alexandre Litvinenko, homme d’affaires aux affaires pas toujours nettes. En 1995, Skripal, alors membre des services secrets russes, est recruté par les services anglais ; un agent double, donc. Les services russes le démasquent et l’arrêtent en 2004. Deux ans plus tard, il est condamné à treize ans de camp pour haute trahison, avant d’être, en 2010, échangé avec trois Russes espionnant pour le compte de Washington contre dix agents russes opérant aux USA. Depuis, Sergueï Skripal vivait en Angleterre, comme Alexandre Litvinenko.

Dès lors, le FSB, l’ancien KGB, est-il responsable de cette opération ? C’est plus que probable et la thèse de la « provocation » avancée par Moscou ne tient guère la route, même s’il est patent que cette affaire est surexploitée par les médias occidentaux. Mais pourquoi ce ratage, les Russes étant passés maîtres dans l’art de l’empoisonnement discret ? Une maladresse n’est pas à exclure, mais demeure des plus improbables. Ce serait donc sciemment que ces services auraient en quelque sorte signé leur crime. Pourquoi ?

Dans le SAS à l’instant cité, on apprend quelle est la règle pour les oligarques exilés ou les agents en disgrâce. Ils ont tout loisir de profiter de leur argent plus ou moins honnêtement gagné, à condition de ne plus jamais faire de politique et de se garder d’interférer dans les affaires du Kremlin. C’est cette précaution des plus élémentaires qu’Alexandre Litvinenko avait négligé d’observer. Il y eut un avertissement. Un seul. Au second coup de canif apporté à ce contrat tacite, il mourrait empoisonné au Polonium. Le FSB avait laissé autant de traces que le Petit Poucet de cailloux. C’était un avertissement de Vladimir Poutine, histoire de refréner les possibles envies qu’auraient pu avoir d’autres oligarques de se mêler de ce qui ne les regardait plus.

Le cas de Sergueï Skripal relève du même cas de figure et peut-être songeait-il lui, à rompre la loi du silence, à se montrer trop bavard avec les journalistes. Interrogés par Le Monde, John Lough et James Sherr, membres éminents du Chatham House, cercle de réflexion proche des services britanniques : « L’implication russe fait peu de doute, car Moscou n’a pas envoyé les signaux diplomatiques de rigueur pour montrer son innocence ». Le message est clair. Aux « traitres » installés au Royaume-Uni pour leur dire : « Vous ne serez plus jamais en sécurité ». Au Royaume-Uni lui-même : « Nous pensons que vous êtes faibles et nous n’avons aucun respect pour vous. »

Il est vrai qu’il y a longtemps que la Russie de Vladimir Poutine s’est remise à jouer aux échecs, tandis que l’Angleterre de Theresa May s’obstine à jouer au cricket. Ça fait toute la différence.


Moscou a «voulu intimider quelqu'un, un opposant du Kremlin, quelqu'un qui aurait fui aux Etats-Unis avec des éléments compromettants sur Donald Trump»


Dix jours après que Skripal a été retrouvé inconscient sur un banc de Salisbury, Mirzaïanov, depuis sa maison d'un quartier boisé de Princeton, dans le New Jersey, où il vit avec sa femme américaine, leurs deux chiens et un perroquet, est convaincu que Moscou a agi pour «intimider». «Seuls les Russes» ont mis au point ces agents, dit ce retraité aux yeux pétillants. «Ils les ont gardés et les gardent toujours au secret.» La seule autre possibilité serait que quelqu'un ait utilisé les formules de son livre pour en fabriquer: les Russes pourraient dire que «peut-être quelqu'un a, après la publication, réalisé la synthèse (des substances), et me désigner coupable!», dit-il avec ironie.

Selon lui, c'est «la première fois» que ces gaz innervants, qui ont nécessité 15 ans de développement et ont été testés sur des animaux, sont utilisés pour chercher à tuer quelqu'un.
Pourquoi maintenant? Mirzaïanov, féru de Facebook et traducteur de livres sur l'histoire des Tatars, est convaincu que Moscou a «voulu intimider quelqu'un, un opposant de (Vladimir) Poutine ou du Kremlin». «Par exemple», spécule-t-il, «quelqu'un qui aurait fui aux Etats-Unis avec des éléments compromettants sur Donald Trump», dans le cadre de l'enquête sur une éventuelle collusion de la campagne Trump avec la Russie. «Ils lui disent ainsi: «Regarde ce qui est arrivé à Skripal, la même chose pourrait t'arriver!»

Sergueï Skripal «ne pouvait plus causer de problèmes», pourquoi vouloir le tuer maintenant, de manière «si cruelle»? raisonne-t-il. Car une attaque aux gaz innervants Novitchok, une substance chimique «au minimum 10 fois plus puissante» qu'un agent de type VX, a des effets terribles et «essentiellement incurables», dit-il. «Un demi-gramme suffit pour tuer quelqu'un de 50 kilos», explique Mirzaïanov.

L'individu exposé à la substance voit d'abord sa vision altérée, puis, si aucun antidote n'est administré, est pris de convulsions incontrôlables et ne peut plus respirer. «J'ai vu l'effet sur des animaux - des lapins, des chiens - c'est redoutable», dit-il. Même s'ils ne meurent pas, «Skripal et sa fille vont malheureusement souffrir toute leur vie», prédit-il. Et peut-être aussi «d'autres personnes qui étaient à proximité» lors de l'attaque.

Comment administrer la substance? C'est facile, selon lui, en raison de la nature binaire de ces armes chimiques, issues du mélange de deux composants qui, pris indépendamment, sont inoffensifs. On peut donc facilement transporter les deux composants dans des récipients séparés, et ne créer la réaction - et donc le spray innervant - qu'au dernier moment, en les réunissant dans un petit pistolet pulvérisateur. Après «on tire près de la personne» visée, dit cet homme affable.

S'il qualifie de «désastre» l'attaque contre M. Skripal et sa fille, M. Mirzaïanov en tire néanmoins un espoir: celui que le Royaume-Uni et les Occidentaux fassent enfin inscrire ces gaz innervants sur la liste de la Convention pour l'interdiction des armes chimiques, comme il le demande depuis plus de 20 ans, après avoir compris que «les armes chimiques visent d'abord à tuer des civils». Si ces substances avaient été placées sous contrôle international, «ce désastre ne se serait probablement jamais produit», affirme-t-il.

Maintenant qu'il s'exprime publiquement sur le Novitchok, les amis de M. Mirzaïanov ne cessent de l'enjoindre, via Facebook ou textos, «d'être prudent», pour éviter des représailles russes. «Mais j'ai vécu assez longtemps, ils ne pourront pas m'arrêter. Je travaillerai jusqu'au bout pour mettre le Novitchok sous contrôle international», dit-il.

Nikolaï Glouchkov retrouvé mort à Londres

Nikolaï Glouchkov, 68 ans, un Russe qui avait reçu l'asile politique au Royaume-Uni en 2010 (ancien partenaire en affaire de l'oligarque et opposant au Kremlin Boris Berezovksi). Selon sa fille Natalia citée par le quotidien russe Kommersant, son corps portait des traces de strangulation. Ce décès intervient en pleine tension entre Londres et Moscou autour de l'affaire Skripal, du nom de l'ex-espion russe empoisonné le 4 mars avec un agent innervant militaire à Salisbury, dans le sud-ouest du Royaume-Uni, une attaque attribuée par Londres à la Russie.

Ancien cadre dirigeant d'Aeroflot dans les années 1990, Glouchkov avait été condamné à huit ans de prison par contumace en mars 2017 par la justice russe, qui avait ordonné le versement à la compagnie aérienne de 20 millions de dollars saisis à la fin des années 1990 sur des comptes en Suisse.

Les poursuites pour détournement de fonds au détriment d'Aeroflot avaient été lancées en 1999, au moment où Glouchkov faisait partie des partenaires de Boris Berezovski. L'ex-oligarque russe devenu opposant au Kremlin avait été retrouvé pendu dans sa résidence près de Londres en mars 2013. M. Glouchkov avait mis en doute la thèse d'un suicide.

TF121