Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

samedi 3 février 2018

Tariq Ramadan et les femmes : 30 ans d'impunité ?


L'auteur de Islam et Musulmans en Europe. La transformation d'une présence n'a pas attendu que Tariq Ramadan, visé en France par deux plaintes pour viols, soit placé en garde à vue à Paris. Dans le quotidien suisse Le Temps, Stéphane Lathion, ami de Tariq Ramadan durant vingt ans, a raconté le 11 janvier dernier que « des dérapages se sont produits dès le milieu des années 1980, au moment même où il organisait des actions humanitaires dans son école des Coudriers ».

Né en 1962 à Genève, Tariq Ramadan rêvait à cette époque de devenir footballeur professionnel. Il avait créé l'association Coopération Coup de main, qui organisait des voyages en Afrique, au Brésil, en Inde, pour les jeunes de 15 à 18 ans. Son engagement lui avait permis de rencontrer le dalaï-lama, sœur Emmanuelle, Dom Hélder Câmara, évêque brésilien et apôtre de la théologie de la libération, René Dumont ou encore l'abbé Pierre. Des rencontres qui lui ont permis ensuite d'apparaître comme un modéré, qui a toujours coopéré « avec des chrétiens et des humanistes agnostiques ou athées ».

Insultes

« Trente années de souffrances infligées à des femmes sans l'expression d'aucun remords. Combien de personnes se sentent-elles trahies parmi celles ou ceux qui ont travaillé avec lui, que ce soit dans l'humanitaire à Genève, dans le secteur associatif islamique en France, en Belgique, à Québec ou à l'île Maurice ? Pour tous ses collègues enseignants, la déception doit être immense », ajoute Stéphane Lathion, lui-même enseignant et cofondateur du Groupe de recherche sur l'islam en Suisse (Gris).

Selon certaines femmes, le très souriant professeur Tariq Ramadan pouvait se transformer en quelques secondes en bête sauvage. Stéphane Lathion assure : « De façon inexplicable, il rompra tout contact lorsque je fus engagé à l'université de Fribourg en tant que maître d'enseignement et de recherche, me couvrant alors d'insultes. » Toutefois, cette rupture brutale peut s'expliquer dans la mesure où Tariq Ramadan a donné bénévolement, pendant des années, un exposé sur l'islam à l'université de Fribourg. Cette activité lui permettait de signer des tribunes dans la presse où il se présentait comme « professeur d'islamologie et de philosophie ». Puis, un jour, l'université de Fribourg a salarié Stéphane Lathion, se passant des services de Tariq Ramadan.

Complot

Coauteur de Les Musulmans, une menace pour la République ?, l'islamologue Stéphane Lathion va plus loin en accusant les instances dirigeantes de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), aujourd'hui Musulmans de France, de connaître « depuis des années les mœurs sexuelles de Tariq Ramadan ». Il ajoute : « Parmi nombre de responsables associatifs dans le monde francophone enfin qui se retranchent dans le déni, au mépris de leurs coreligionnaires, en droit d'attendre un peu plus de probité de leurs leaders ».

Sur le site du comité de soutien aux anciennes élèves abusées par l'islamologue à Genève dans les années 1980-1990, une internaute interpelle l'ami de vingt ans de Tariq Ramadan en posant la question : « Pour qui roule Stéphane Lathion ? » Pendant toutes ces années, ce dernier n'a pas non plus mis en cause le célèbre prédicateur.

« Cette garde à vue n'est pas une surprise »

Dans son édition de jeudi, Libération souligne que l'organisation Musulmans de France se mure dans un silence total, mais qu'en interne elle serait « accablée ». L'une des victimes présumées du prédicateur, Majda Bernoussi, qui s'est longuement exprimée sur le site du Point , aurait alerté dès 2012 l'UOIF et Hani Ramadan, frère de Tariq, directeur du Centre islamique de Genève, sur le sujet.

Contacté mercredi par Le Point, le cabinet des avocats français de Tariq Ramadan, Mes Yassine Bouzrou et Julie Granier, n'a pas répondu à notre appel. En revanche, ses avocats suisses, Mes Yaël Hayat et Marc Bonnant, ont déclaré dans la presse helvétique que cette garde à vue à Paris était connue « de Tariq Ramadan et voulue par lui. Il ne s'agit pas d'une surprise. Il est temps que la parole lui soit donnée et qu'il soit entendu. »

Visé par deux plaintes, Tariq Ramadan a été mis en examen pour viol en 2012 et viol en 2009 sur une personne vulnérable, Tariq Ramadan a passé sa première nuit en prison. Le théologien suisse a été mis en examen vendredi 2 février à Paris pour viols et incarcéré après deux jours de garde à vue dans une affaire qui a ébranlé la communauté musulmane en France et fait chuter un intellectuel aussi influent que contesté.

L'islamologue de 55 ans a demandé que son placement en détention provisoire fasse l'objet d'un débat entre le juge des libertés et de la détention (JLD) et sa défense. Dans l'attente de ce débat qui doit avoir lieu dans les quatre jours, il a été incarcéré. « Après une enquête minutieuse de trois mois, une garde à vue de 48 heures, une confrontation avec ma cliente qui a permis de confondre Tariq Ramadan sur certains points, on a franchi une étape importante avec cette double mise en examen », a commenté auprès de l'AFP Me Éric Morain, conseil de « Christelle », l'une des plaignantes. « S'il y a d'autres victimes en France ou ailleurs, elles savent maintenant que la justice peut prendre en compte ce qu'elles ont vécu », a réagi Me Jonas Haddad, avocat d'Henda Ayari, la première femme à avoir porté plainte.

Le scandale avait éclaté fin octobre, après les dépôts de plainte de ces deux anciennes admiratrices de Tariq Ramadan, dans le sillage du scandale Weinstein aux États-Unis. Les deux femmes, qui pensaient avoir trouvé un guide spirituel chez ce brillant orateur, y dénonçaient avec de nombreux détails des agressions sexuelles violentes sur fond d'« emprise mentale ». Les faits dénoncés s'étaient déroulés dans des hôtels, en marge des conférences à succès données en France par l'intellectuel, qui jouissait d'une autorité certaine sur une large audience musulmane en France et en Europe.

Une cicatrice intrigante

Ce petit-fils du fondateur de la confrérie égyptienne islamiste des Frères musulmans, accusé par ses détracteurs de promouvoir un islam politique, voire radical, et de manier un double discours, avait alors fustigé « une campagne de calomnie ». Trois juges d'instruction ont été désignés, selon des sources concordantes. Cette étape pourrait décider des femmes ayant témoigné anonymement à déposer plainte à leur tour.

« Christelle », la femme de 40 ans qui a choisi ce pseudonyme et souffre d'un handicap physique, accuse l'universitaire de l'avoir violée et frappée lors de leur unique rencontre à Lyon en 2009. « Coups sur le visage et sur le corps, sodomie forcée, viol avec un objet et humiliations diverses, jusqu'à ce qu'elle se fasse entraîner par les cheveux vers la baignoire et uriner dessus, ainsi qu'elle l'a décrit dans sa plainte », rapporte le magazine Vanity Fair, qui a rencontré la plaignante. Tariq Ramadan et Christelle ont confronté jeudi en fin d'après-midi leurs versions devant les enquêteurs. Au terme de trois heures d'une audition très tendue, le théologien, qui nie tout rapport sexuel avec elle, a refusé de signer le procès-verbal. Selon une source proche du dossier, il a été mis en difficulté par la connaissance qu'avait la plaignante d'une petite cicatrice à l'aine, indécelable sans un contact rapproché.

Le récit de l’effroi

Rendez-vous avait été pris le 9 octobre 2009 à Lyon, avant une de ses conférences, au Hilton, dans le bar de son hôtel. Christelle, une femme handicapée par un accident de voiture, convertie à l'islam, et le prédicateur avaient entretenu pendant plusieurs mois une relation virtuelle. Après 30 minutes au bar, il lui aurait demandé de monter dans sa chambre pour plus de discrétion.

Selon Christelle, dans la chambre, la romance virtuelle devient cauchemar. Le prédicateur apparaît la chemise sortie du pantalon. «J’étais glacée d’effroi. Il était droit comme un "i". Il avait des yeux de fou, la mâchoire serrée qu’il faisait grincer de gauche à droite, Il avait l’air habité comme dans un film d’horreur. Terrifiant, terrifiant, terrifiant», s'est-elle remémorée. Elle aurait voulu sortir, il se serait mis à la tabasser en lui donnant des gifles au visage, sur les seins, des coups de poing dans le ventre.

Elle aurait hurlé et pleuré, il lui aurait rétorqué : «Plus tu vas crier, plus ça va m’exciter et plus je vais cogner donc un conseil : ferme-la.» Il l'aurait sodomisée de force, l'aurait traînée par les cheveux jusqu’à la salle de bain et lui aurait uriné dessus. Puis il serait parti à sa conférence avec les vêtements de Christelle dans un sac, en lui ordonnant : «Sois sage. Je donne des instructions. Si tu fais quoi que ce soit, je serai immédiatement averti et ça se passera mal.» Elle dit avoir attendu qu’il revienne, mais suite à ces faits, elle n’aurait nourri que haine et vengeance envers lui.

Le lendemain, Tariq Ramadan lui aurait envoyé un message dont elle a montré une capture d’écran à Vanity Fair : «J’ai senti ta gêne... Désolé pour ma violence. J’ai aimé. Tu veux encore ? Pas déçue ?»

Discréditer la militante féministe

De son côté, Henda Ayari accuse Tariq Ramadan de l'avoir violée à Paris en 2012. Cette femme de 41 ans avait déjà raconté la scène dans son autobiographie en 2016, mais en désignant son agresseur présumé par un pseudonyme. Pour tenter de mettre un terme au scandale, la défense de l'intellectuel avait versé au dossier des échanges sur Facebook censés discréditer la parole de cette ancienne salafiste devenue militante féministe.

En trois mois d'enquête, les policiers ont auditionné les plaignantes et d'autres possibles victimes. Ils ont aussi recueilli de nombreux échanges à caractère érotique, témoignant d'un libertinage en contradiction avec le discours religieux affiché par l'intellectuel. L'affaire ayant également fait resurgir des accusations d'agressions sexuelles sur ses élèves à Genève dans les années 1990, Tariq Ramadan s'est mis en congé « d'un commun accord » de la prestigieuse université britannique d'Oxford, où il enseignait comme professeur d'études islamiques contemporaines. Il continue toutefois de diriger l'Institut islamique de formation à l'éthique (IIFE) à Paris.